Numéro 5 Woks et Marmites

Le mérou

Entretien

THIAM CHIN, VOUS VOUS êtes d’abord fait connaître à Singapour et ailleurs en tant qu’auteur de nouvelles. Serait-ce là le format d’écriture qui vous plaît le plus – en raison peut-être de ce que Raymond Carver, l’un de vos auteurs favoris, décrivait comme une « capacité de concentration limitée » : « Entrer. Sortir. Ne pas s’attarder. » Ou bien avez-vous toujours vu la nouvelle comme un passage obligé avant d’évoluer vers le roman ?

O Thiam Chin : J’ai toujours aimé la nature janusienne de la nouvelle, qui offre un large éventail de possibilités, et je me sens capable de faire beaucoup plus sous cette forme que sous n’importe quelle autre. La flexibilité inhérente à la nouvelle m’accorde l’espace nécessaire pour expérimenter avec tout type d’histoire, et sa grande versatilité me donne aussi la liberté d’avancer aussi loin que possible sans craindre de me perdre dans la narration. Une nouvelle exige une fin, une sorte de conclusion, mais pas nécessairement fermée, et ce simple fait me permet d’envisager et d’apprécier une histoire dans sa globalité. Car, comme nos vies dont l’essence est délimitée par la naissance et la mort, une histoire aussi chemine vers sa propre mortalité, ceinte dans cette peau tendue dans laquelle elle trouve son sens et sa raison d’être. Tout ce que j’ai pu apprendre en écrivant des nouvelles m’aura servi pour l’écriture de mon premier roman : une attention minutieuse à chacun des personnages et la sensibilité essentielle pour écrire à leur sujet de manière vraie et honnête. Le bon côté de la structure et de la forme romanesques, c’est qu’elles donnent l’amplitude et la longueur nécessaires pour explorer des idées plus vastes qui n’auraient pu être approfondies complètement sous une forme plus courte.

Votre nouvelle « Le mérou », publiée dans Jentayu, est en fait une micronouvelle, très brève mais jouant sur des images et un sens du timing qui frappent et captivent immédiatement l’imagination du lecteur. Comment décririez-vous votre approche, et le travail requis pour l’écriture d’une micronouvelle en comparaison d’une nouvelle plus longue ? Connaissez-vous toujours dès le départ la longueur voulue pour votre texte ?

Comme nous l’avons déjà dit, écrire un texte court s’apparente en quelque sorte à une mission de secours, pour laquelle il faudrait entrer, protéger les cibles et ressortir immédiatement. C’est du moins comme cela que j’écris mes micronouvelles. Pour « Le mérou », je n’ai pas trop réfléchi à ce qu’il allait se passer dans l’histoire, même si, bien sûr, l’idée de quelqu’un ingérant un bout d’une autre personne, sous la forme de cendres, était l’image centrale que j’avais à l’esprit quand j’ai commencé à écrire. Le texte m’est venu d’un trait, et parce qu’il était voulu à l’origine comme quelque chose de très court, j’ai dû le travailler avec le plus d’économie possible, en gardant chaque mot, chaque mouvement aussi précis et aussi contrôlé que possible. La concision est une forme de beauté, c’est là une vérité à laquelle je reviens toujours quand j’écris. Naturellement, cela suppose de sacrifier beaucoup de choses en termes de profondeur des personnages et d’étendue de narration, qui font partie des luxes d’écrire des histoires plus longues, mais ce que l’on gagne en contrepartie, en écrivant des micronouvelles, c’est la beauté limpide du coup qui atteint sa cible : à la fois clair, net et précis.

Décririez-vous vos textes comme distinctement singapouriens ?

Je ne crois pas que mes textes soient distinctement ou essentiellement singapouriens, même s’il est évident qu’un lecteur pourra y trouver des choses qui peuvent être perçues comme de Singapour. Je ne décide pas consciemment d’écrire de telles histoires, mais il est difficile de dissocier un écrivain de son environnement immédiat. Je préfère laisser aux lecteurs le soin de discerner ce qui peut l’être et de se faire leur propre avis.

Votre premier roman Now that it’s over a récemment paru et a été salué par la critique. Il a d’ailleurs été récompensé par le prix inaugural Epigram Book Fiction Prize. Vous y racontez l’histoire de deux couples singapouriens qui séjournent à Phuket quand s’abat un tsunami dévastateur. Pouvez-vous nous dire que ce qui vous a incité à écrire cette histoire? Quels thèmes souhaitiez-vous creuser davantage encore que dans vos précédents textes ?

La première chose qui m’a frappée quand le tsunami du 26 décembre 2004 s’est produit, hormis l’ampleur des destructions, c’est le nombre inconcevable de victimes : plusieurs centaines de milliers. Qu’est-ce qu’une vie face à de tels chiffres ? Comment faire sens de toutes ces vies perdues dans une catastrophe aussi denuée de sens ? Cela m’a amené à réfléchir à la signification d’une vie, combien celle-ci pouvait compter dans l’ordre des choses ou, au contraire, être insignifiante. On oublie souvent que, derrière la mort d’une personne, ou de plusieurs, se prolongent d’innombrables fils d’histoires qui ont fait la vie de cette ou ces personnes. Ce que l’on perd, ce n’est pas seulement une vie, mais tout ce qui reliait cette vie aux autres, à sa famille, à sa communauté.
L’idée a cheminé un temps dans mon esprit avant de s’y enraciner, et quand j’ai commencé à écrire ce roman en 2010, je suis parti dans l’optique de présenter quatre personnages dont l’existence n’a pas été détruite seulement par la catastrophe du tsunami, mais aussi par la toile de secrets et de mensonges qu’ils avaient tissée autour d’eux-mêmes. En racontant l’histoire de chacun d’eux, j’ai pu pénétrer plus profondément leurs psychologies, mieux cerner leurs désirs, leurs motivations, leurs aspirations. J’étais curieux de découvrir comment ces personnages s’étaient formés, comment ils avaient été amenés à se connaître et comment leurs vies se sont ensuite entremêlées les unes aux autres, mais je voulais aussi montrer à quel point la perte, le regret et la culpabilité jouent un rôle important dans leurs vies. Ce sont là des thèmes qui m’ont toujours intéressés.

Pour conclure, pourquoi écrivez-vous ?

Pour chasser le bourdonnement de mon esprit, pour maintenir un semblant de paix dans une vie souvent stressante. J’écris des histoires parce que j’ai besoin de quelque chose qui m’aide à vivre, et l’écriture semble être le meilleur moyen.

O THIAM CHIN est l’auteur de Le mérou, une nouvelle traduite de l’anglais (Singapour) par BRIGITTE BRESSON à découvrir dans les pages du numéro 5 de Jentayu.

Illustration © Sith Zâm.