Numéro 5 Woks et Marmites

La prodigieuse histoire du bol de riz au lard

Note de lecture

NÉ EN 1972 DANS LE COMTÉ de Miaoli, Kan Yao-ming (甘耀明) est l’un des auteurs contemporains les plus primés de Taïwan. Il possède un style distinctif qui mêle les genres de la farce et du conte, très ancré dans les légendes populaires taïwanaises et les récits historiques locaux. Lui-même d’origine hakka, Kan Yao-ming intègre de nombreux éléments de la culture et de l’histoire hakka dans ses romans. Son écriture joue sur l’hybridité linguistique caractéristique de Taïwan, mêlant des expressions de mandarin, de japonais, de hakka et de taïwanais.

Ainsi, le roman le plus connu de Kan Yao-ming, Tuer les fantômes (《殺鬼》, 2009), se présente comme un « conte de fée historique » empreint de réalisme magique. Sis dans le Taïwan des années 1940, à la charnière de cinquante ans de colonisation japonaise et du début du règne de fer du Kuomintang, le roman sonde l’identité taïwanaise en revisitant notamment le mouvement kominka, qui visait une « japonisation accélérée » des Taïwanais, et l’Incident du 28 février 1947 qui marqua le début de la Terreur blanche. Plus récemment, le dernier roman de Kan Yao-ming, La jeune fille pangcah (《邦查女孩》, 2015), s’ancre dans le quotidien des communautés aborigènes pangcah au cœur des montagnes taïwanaises.

En termes littéraires, on rattache généralement les œuvres de Kan Yao-ming à la « nouvelle littérature du terroir » (新鄉土文學), dont les autres représentants les plus connus sont Wu Ming-yi et Tong Wei-ger1. Leur pensée s’inscrit, avec un regard critique, dans le prolongement de la « littérature de terroir » (鄉土文學) des années 1970, portée par les écrivains taïwanais de souche tels que Hwang Chun-ming. A contrario du courant moderniste composé essentiellement d’auteurs continentaux, ceux-ci préconisaient un retour aux racines tandis que leurs œuvres, ancrées dans un monde rural simple et authentique, brossaient les portraits de petites gens, faisaient résonner les parlers populaires et présentaient une forte dimension d’identité taïwanaise.

Le recueil Des contes sur ma tombe (《喪禮上的故事》, 2010), dont est extraite la nouvelle traduite dans ce numéro de Jentayu, se présente selon un schéma classique que l’on peut rapprocher des Contes de Canterbury ou des Mille et Une Nuits. Une quinzaine de nouvelles sont intégrées dans un récit-cadre, celui des funérailles de Grand-mère Nouilles. De son vivant, apprend-on, cette vieille dame avait toujours considéré les histoires comme son secret de longévité, son meilleur remède face à la maladie, la tristesse et la solitude. Aussi sa dernière volonté fut-elle de demander à toutes les personnes présentes à ses funérailles – proches, parents, simples curieux, passants – d’en raconter une à leur tour… Une galerie de personnages bien campés défilent alors pour venir narrer les leurs – certaines comiques, d’autres tragiques, toutes très savoureuses.

« La prodigieuse histoire du bol de riz au lard » constitue le sixième conte de la veillée funèbre. Ah Ju, une vieille dame de 85 ans, y prend à son tour la parole. Au fil de son histoire, elle entraîne son auditoire pour « remonter le temps, jusqu’à une époque où il n’y avait ni asphalte sur les routes, ni mauvaises gens ». À travers ses yeux de petite fille d’alors, elle raconte ces aubes où elle préparait le petit déjeuner pour la maisonnée encore endormie, subtilisant quotidiennement deux ou trois grains de riz pour pouvoir un jour s’offrir, avec la complicité de son Ah Yi2, un « fabuleux bol de riz au lard ». Mais son monde s’écroule le jour où cette dernière doit quitter la maison…

Au cœur du récit, le bol de riz au lard sert de prétexte à Kan Yao-ming pour évoquer, à travers les yeux d’une enfant, le quotidien émaillé de superstitions de la campagne taïwanaise de la première moitié du 20e siècle. Fil rouge du récit, ce bol de riz permet le déploiement des croyances traditionnelles, du folklore taïwanais et du panthéon des divinités populaires que l’on voit défiler. Ce petit conte de veillée funèbre prend alors des allures de fable merveilleuse et tragique. Après tout, nous confie Ah Ju : « Tout comme la nourriture, la vie n’est délicieuse qu’un court moment – puis elle vous reste longtemps en travers de la gorge. »

CORALINE JORTAY a traduit du chinois (Taïwan) La prodigieuse histoire du bol de riz au lard, une nouvelle de KAN YAO-MING à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 5 de Jentayu.

1. La nouvelle « Le magicien de la passerelle » de Wu Ming-yi a été traduite par Gwennaël Gaffric dans le premier numéro de Jentayu. Pour un aperçu de l’œuvre de Tong Wei-ger, sa nouvelle « Les accidents de la route » (traduction : Coraline Jortay) se trouve dans le hors-série consacré à Taïwan de Jentayu.

2. À Taïwan, un enfant appelle Ah Yi (un mot qui équivaut approximativement à « tante ») les sœurs de sa mère ou, de manière plus générale, toutes les femmes ayant environ l’âge de sa mère.

Illustration © Sith Zâm.