Numéro 5 Woks et Marmites

Au Manoir du Puits du Dragon

Entretien

AUDRA, COMMENT vous est venue l’idée de ce livre, basé sur un mélange de vos expériences culinaires et de votre travail journalistique en Chine ? Lors de vos déplacements pour le compte de l’agence Associated Press (AP), teniez-vous déjà un journal de bord sur vos découvertes culinaires ? Comment avez-vous finalement sélectionné celles qui vous paraissaient les plus parlantes ?

Audra Ang : L’idée m’en est venue suite à l’un des derniers articles que j’ai écrits pour AP, dans lequel je résumais mon séjour en Chine au travers des repas que j’y avais faits et des actualités que j’avais couvertes. Cet article a servi de fondement au livre. Je n’avais jamais pensé, ni même rêvé, d’écrire un livre, donc je n’avais pas vraiment gardé trace de mes repas. J’ai relu mes notes et revu les milliers de photos (pas tant que ça sur la cuisine, malheureusement ! j’en prends beaucoup plus aujourd’hui…) que j’avais prises pendant mes missions afin de construire la structure du récit.
Mon amour de la cuisine et du bien-manger était facile à décrire. Le plus dur aura été de relier ces expériences à des thèmes et des sujets d’actualité plus larges et en rapport avec mon séjour en Chine. C’est pour cette raison que certains de mes chapitres sont sur la sécurité alimentaire, les droits de l’homme, l’urbanisation et le tremblement de terre au Sichuan, par exemple. Il s’agit là de sujets brûlants que j’ai pu couvrir lors de mon temps en Chine et, après les avoir identifiés, j’ai fait resurgir des souvenirs culinaires liés à chacun d’entre eux. Les chapitres que j’ai appelés « Accompagnements » – comme celui sur le canard laqué pékinois ou celui sur la Corée du Nord – sont davantage axés sur des expériences sympathiques et inattendues qui pouvaient aussi être reliées à la cuisine.

La cuisine chinoise est d’une diversité extrême, tout comme le vocabulaire chinois pour les goûts, les saveurs et les parfums. N’est-il pas difficile de décrire les styles de cuisine chinoise, leurs ingrédients et leurs saveurs en anglais ? Vous est-il arrivé de penser que certaines sensations étaient difficiles à retranscrire, que les mots vous manquaient ?

Tout à fait. Je n’ai pas de formation culinaire et beaucoup de ce que j’écris se base sur mon interprétation personnelle des goûts et des aspects des aliments. Des concepts comme lu (braisé) et dun (mijoté) incluent des distinctions assez fines dans les méthodes de cuisson, ce qui transparaît dans les noms des plats mais dont la différence exacte m’échappe, hormis que je sais qu’il s’agit de quantités variables de liquides ajoutées au moment de la cuisson.
J’ai dû aussi faire des recherches sur les traditions et légendes rattachées à certains plats et les raccorder avec mes propres souvenirs et expériences. Certains ingrédients n’ont pas de traductions anglaises ou, s’ils en ont une, celle-ci n’évoquera souvent rien à un locuteur anglophone. Un exemple est wosun, un légume délicieux et croquant que l’on appelle laitues asperges en français. Personne ne sait ce que c’est, mais je peux vous dire que cela ressemble à une tige de brocoli pâle avec des branches feuillues. Une fois cuit, il prend une jolie et brillante couleur verte et son côté craquant se marie bien avec des lamelles de porc. Son goût est délicat, une sorte d’union entre l’asperge et le céleri.

On dit souvent que l’adaptation à la vie en Chine continentale peut prendre un certain temps, même pour une Singapourienne de descendance chinoise, parlant chinois et ayant grandi dans un cadre culturel chinois depuis l’enfance. À quel point la cuisine vous aura-t-elle permis de vous adapter à ce mode de vie chinois continental ? Y a-t-il eu des moments difficiles, même pour une passionnée de cuisine comme vous ?

Parler cuisine a toujours été un moyen idéal de briser la glace avec des gens que vous venez juste de rencontrer. Même ici aux États-Unis, demander à quelqu’un son plat favori, ce qu’ils aiment cuisiner ou ce qu’il y a de bon dans les environs, permet toujours de lancer la conversation. En Chine, demander aux chauffeurs de taxi de m’emmener dans un restaurant connu localement faisait partie de ma routine dès que j’arrivais dans une nouvelle ville, et j’essayais de le faire à chaque fois que j’étais en déplacement pour couvrir des sujets brûlants. C’est un bon moyen d’explorer de nouveaux lieux et d’approfondir sa connaissance d’une culture, d’une tradition. C’est une porte d’entrée vers les gens du cru. C’était aussi amusant pour moi de tomber de manière inattendue sur des plats qui me rappelaient Singapour – le jus de sucre de canne ou les ravioles de poisson, par exemple.
Je suis généralement assez aventureuse en termes de cuisine, mais j’ai mes limites. J’ai mangé une fois une larve de ver à soie parce que mon ami (américain) adorait ça, mais j’ai failli vomir. Berk. Je ne cherche pas à tester des aliments « exotiques » juste pour l’effet de choc (quoique, par curiosité j’ai goûté au serpent et à la tête de cochon, tous les deux très bons) mais, si c’est quelque chose que les gens du coin mangent, alors j’y goûterai pour sûr. Le thé au lait de yak n’a jamais été mon truc, par contre.

Dans l’extrait choisi pour Jentayu, vous relatez votre visite au Manoir du Puits du Dragon de Dai Jianjun, un restaurant bio pionnier situé à Hangzhou. Qu’est-ce qui vous a le plus impressionné dans cet endroit ? Six ans après votre passage, savez-vous ce qu’il devient ?

J’ai passé une journée entière avec Dai Jianjun, le maître des lieux, à visiter diverses fermes auprès desquelles il s’approvisionne. Le soir venu, j’ai mangé tout ce qu’il m’a apporté, donc je crois pouvoir dire que j’ai bénéficié d’une expérience qui allait bien au-delà de ce qu’un simple client peut escompter. Ceci étant dit, il suffit de voir le restaurant pour se rendre compte que le cadre y est superbe et tranquille, comme peut l’être un paysage de peinture chinoise traditionnelle. La nourriture que j’y ai savourée était exceptionnelle en termes de profondeur de goût et de fraîcheur. Les chefs sont venus nous rejoindre en fin de repas pour nous expliquer pourquoi ils aimaient travailler là, leur engagement pour une cuisine de saison. Je ne bois pas d’alcool, mais à la fin du repas, j’étais comme ivre de cette expérience révélatrice aussi bien pour les yeux que pour les papilles. Je n’ai pas gardé contact avec Dai depuis, mais je vois que son restaurant a été mentionné dans un article paru en 2016, donc il doit être encore ouvert. J’aimerais beaucoup y retourner un jour.

De tous les voyages et expériences que vous retracez dans votre livre, lequel vous aura le plus marquée ?

Le dernier chapitre du livre est celui qui aura été le plus dur émotionnellement pour moi. Le tremblement de terre au Sichuan était à la fois extraordinaire et terrifiant pour tant de raisons : le nombre inimaginable de vicitimes (de l’ordre de 90 000), l’état de dévastation incroyable des lieux et les histoires traumatisantes des rescapés et de ceux qui n’ont pas survécu. Au cours de la première semaine, nous avons bénéficié d’un niveau sans précédent d’ouverture aux médias, ce qui nous a permis d’accéder aux sources et de couvrir au mieux l’événement. Le manque de nourriture, mais aussi le rôle que celle-ci jouait dès qu’elle était disponible, étaient vraiment remarquables. Je recommande à vos lecteurs de lire ce dernier chapitre s’ils le peuvent.
Le deuxième chapitre, sur ce fermier et sa famille qui ont tout perdu dans des inondations mais qui nous offrent leur dernier poulet en guise de repas, est une autre expérience qui m’a profondément marquée. La générosité des gens que j’ai rencontrés toutes ces années, tout particulièrement ceux qui n’avaient pas grand-chose mais tenaient toujours à donner, m’aura beaucoup émue.

En tant que Singapourienne installée aux États-Unis après avoir travaillé tant d’années en Chine, quels sont vos plats préférés dans chacun de ces trois pays ?

C’est une question vraiment trop difficile ! Tout au mieux, je peux vous donner des catégories assez larges : à Singapour, c’est la cuisine des marchés de rue (tout, du char kway teow au wantan mee, en passant par le chicken rice). Aux États-Unis, j’aime la cuisine de la région dans laquelle j’habite : celle du Sud, avec son poulet frit, sa viande de porc au barbecue et ses macaronis au fromage. Quant à la Chine, ce serait la cuisine du Sichuan, pour ses épices et son âme.

AUDRA ANG est l’auteur d’Au Manoir du Puits du Dragon, un essai traduit de l’anglais (Singapour) par JÉRÔME BOUCHAUD à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 5 de Jentayu.

Illustration © Sith Zâm.