Numéro 4 Cartes et Territoires

Hang Tuah

Note de lecture

C’EST EN LISANT son premier livre, Pangkor, Treasure of the Straits en 1990, comme je passais mes vacances dans les containers du Pansea (qui allaient bientôt céder la place au très luxueux Pangkor Laut Resort), que j’ai fait sa connaissance. Rehman Rashid est à lui seul une belle salade malaisienne, Arabe et Indien du côté de son père, Tamoul et Eurasien du côté de sa mère. Cela fait de lui un digne héritier du Munshi Abdullah, de Malacca, considéré comme le père de la littérature malaise moderne.

Rehman Rashid est, à deux ans près, un enfant de l’Indépendance : il est en effet né en 1955, dans l’État du Pérak. Il a étudié au très élitiste Collège Malais de Kuala Kangsar. Licencié en biologie marine à son retour du Royaume-Uni, il va d’abord travailler à l’Institut de recherche halieutique. Il devient journaliste en 1981, d’abord pour le New Straits Times, quotidien malaisien de langue anglaise, avant de rejoindre Asiaweek à Hong Kong, et puis finalement de gagner les Bermudes en 1991 (exil volontaire ?). De retour en Malaisie, il écrit et auto-publie A Malaysian Journey (Un voyage en Malaisie).

Plus de vingt ans après, Rehman Rashid, aujourd’hui à la retraite, est de retour sur les rayons des librairies avec Peninsula (Fergana, 2016). Le titre a l’avantage de la clarté cette fois, il s’agit bien seulement de la Péninsule malaise, ou Malaisie occidentale. Ce n’est plus un voyage, mais un état des lieux. Très personnel, il y évoque aussi bien la mort de sa femme que ses amours contrariés avec le New Straits Times, journal qu’il n’a cessé de quitter et de retrouver, au gré des allégeances politiques. Il continue par ailleurs son exploration de l’identité malaisienne, à travers une série de portraits des hommes qu’il a rencontrés, des Malaisiens ordinaires comme ceux qui ont fait ou qui font encore la Malaisie aujourd’hui. Il mesure le chemin parcouru par les deux premières générations depuis l’Indépendance et laisse la porte ouverte sur la troisième, se gardant bien de conclure. Rehman Rashid a choisi de se retirer dans une petite ville, au pied de la Chaîne principale ou Titiwangsa, où il s’adonne au cyclisme et d’où il observe le monde comme il va.

A Malaysian Journey est un voyage à la fois dans l’espace et dans le temps. Rehman Rashid superpose deux narrations. Un voyage physique, du nord au sud de la Péninsule qu’il entreprend à son retour en 1992 pour se réapproprier son pays après 5 ans d’absence, et un voyage personnel dans l’histoire de la Malaisie, en particulier depuis l’Indépendance, et surtout les « années Mahathir », qui fut Premier ministre pendant 22 ans (1981-2003). Considéré politiquement incorrect, son Voyage ne trouvera pas d’éditeur assez courageux, et il devra finalement le publier à compte d’auteur. C’est une succession d’anecdotes personnelles et de rencontres avec des Malaisiens de toutes origines, racontées tantôt avec émotion, tantôt avec humour. On notera que le passage par les deux États de Malaisie orientale (Bornéo) est réduit à la portion congrue.

C’est une excellente introduction à la Malaisie. Qu’est-ce qu’un Malais, un Musulman, un Malaisien ? La difficulté à répondre à cette question, la complexité de la réponse est au cœur du dilemme malaisien. L’absence d’une identité nationale forte s’explique par le sens profond de l’identité ethnique et religieuse de chacun. Ce dilemme devient un conflit personnel : Rehman Rashid a bénéficié des avantages d’être malais, de la discrimination positive qui favorise le Bumiputra ou Prince du Sol (lycée élitiste, bourses d’études au Royaume-Uni, travail dans un institut de recherche public…) mais il ne se sent pas malais, ni culturellement, ni physiquement. À la recherche de lui-même, de son identité, c’est à une quête de l’identité malaisienne nationale que Rehman Rashid nous invite.

Bien sûr, un passage à Malacca était inévitable. « Malacca ville historique », « Malacca, là où tout a commencé », « Visiter Malacca, c’est visiter la Malaisie »… Le ministère du Tourisme n’en finit pas de décliner l’alpha et l’oméga de la Malaisie. C’est là où les Malais ont embrassé une nouvelle religion, l’Islam. C’est autour de cette rencontre que s’est construite l’histoire officielle du jeune pays.

Rehman Rashid décrit d’abord la ville qu’il découvre. Vingt ans plus tard, la description n’a pas pris une ride. Je veux dire que la situation s’est tout simplement détériorée depuis l’inscription de la ville au Patrimoine universel de l’UNESCO en 2008. D’un côté, Malacca a décidé de mettre en valeur les vestiges de l’ère coloniale, et de l’autre Malacca fait feu de tout bois : croisière sur la rivière, cyclopousses relookés, cinquante galeries et musées publics, tour panoramique tournante et, pêle-mêle, un colosse chinois, une guitare américaine, un moulin hollandais, une nef portugaise, un pont italien, une roue à eau syrienne… Les embouteillages ont empiré, le nombre de boutiques de souvenirs et de chambres d’hôtels a explosé. Les supermarchés se sont multipliés : Aeon, Hatten, Makhota, Mydin, Pahlawan, Tesco, The Shore… La raffinerie de pétrole raffine, et personne n’est mort.

Rehman Rashid superpose la visite de Malacca à l’un des mythes fondateurs de la Malaisie d’aujourd’hui : Hang Tuah. Hang Tuah est partout chez lui en Malaisie, au musée comme au cinéma. Personnage historique ou héros d’une épopée qui porte son nom, réel ou fictif, le débat continue à faire rage. Récemment, le ministre en chef de Malacca (chef de l’exécutif de l’État, nous sommes dans une fédération) a déclaré que ceux qui ne croyaient pas dans la véracité de Hang Tuah devaient apporter la preuve que c’est un mythe… ou se taire ! N’avons-nous pas son puits et sa tombe ? Depuis le passage de Rehman Rashid, il a aussi sa rue et son village (un parc à thème construit autour du héros). Hang Tuah est trop important pour Malacca, qui continue à miser sur lui pour développer ses produits touristiques. Après tout, que serait la rivière Kwaï sans son pont, Ushuaia sans Nicolas Hulot ou Arromanches sans le 6 Juin 1944 ?

Malacca est une poule sans tête et Hang Tuah est une légende. Les deux éléments de la proposition s’expliquent, se justifient et se renforcent l’un et l’autre.

SERGE JARDIN a traduit de l’anglais (Malaisie) Hang Tuah, un essai de REHMAN RASHID à découvrir dans les pages du numéro 4 de Jentayu.

Illustration © Public Child.