Numéro 4 Cartes et Territoires

Le centenaire d’Apollo

Note de lecture

LA NOUVELLE DE l’écrivain philippin Gregorio C. Brillantes se déroule en l’an 2069, cent ans après la mission lunaire d’Apollo XI en 1969. Elle relate l’histoire d’Arcadio Nagbuya, un paysan pauvre  emmenant ses deux fils à la ville pour visiter une exposition organisée en mémoire de l’expédition américaine restée dans les annales de la conquête de l’espace. Les conditions de voyage jusqu’à Tarlac sont difficiles, et l’on s’aperçoit au fil du récit que, si le reste du monde semble avoir suivi un développement normal, la société philippine paraît quant à elle avoir stagné. Le pays imaginé par l’auteur est désormais un État policier dans lequel les soldats chassent et répriment de mystérieux guérilleros et où les langues régionales sont interdites, et donc en voie d’extinction, en faveur d’une lingua franca d’État du nom de « tagilocan », mélange de tagalog et d’ilocano.

La nouvelle examine ainsi l’importance qu’a pu avoir la mission Apollo pour les Philippines et saisit, à travers une écriture sensible, l’une des grandes craintes de la population filipino : celle selon laquelle rien ne changera jamais et les Philippines sont condamnées à rester à la traîne des autres nations. À ce titre, « Le centenaire d’Apollo » est aujourd’hui considérée comme l’une des meilleures nouvelles filipinos jamais écrites en anglais. Certains universitaires et critiques littéraires en font aussi la première nouvelle de science-fiction réussie par un auteur des Philippines, bien qu’il ne soit pas ici question de gadgets futuristes ou de voyages dans des contrées intergalactiques. La nouvelle de Gregorio C. Brillantes se veut plutôt être une critique déguisée de la société philippine sous le régime du dictateur Ferdinand Marcos, ainsi qu’une méditation sur le gouffre économique et technologique séparant les pays riches des nations du tiers-monde.

À un moment donné dans le récit, Arcadio et ses fils déambulent au gré des pièces de l’exposition et ils s’émerveillent devant les photos de Neil Armstrong et à l’écoute de sa voix répétant la phrase restée célèbre : « C’est un petit pas pour un homme, un pas de géant pour l’humanité ». La juxtaposition de ces paysans vivant dans l’indigence en 2069 et de ces exploits technologiques datant déjà, pour eux, d’une centaine d’années crée un effet de vertige pour le lecteur, qui se trouve par deux fois déplacé hors du champ du réel. Cet effet, dont use remarquablement Brillantes, lui permet de jouer sur la grande peur de ses lecteurs des années 70 et 80 (la nouvelle a d’abord paru en magazine en 1972, puis fut republiée en 1980 dans le recueil The Apollo Centennial: Nostalgias, Predicaments, Celebrations) : le dictateur Marcos resterait au pouvoir – et avec eux – encore longtemps.

L’aspect le plus sombre de la nouvelle de Brillantes ne s’est finalement pas matérialisé : la dictature n’est plus (Marcos, éjecté du pouvoir en 1986, est mort en exil à Hawaï en 1989). Cependant, la vision de Brillantes garde toute son acuité : presque soixante ans après la mission Apollo XI, beaucoup des maux dont souffrait alors la société philippine restent encore d’actualité, comme la pauvreté, la brutalité, le sous-développement chronique. Ainsi, malgré la révolution technologique de ces dernières années, dont les smartphones et les médias sociaux sont les emblèmes les plus visibles, de profonds déséquilibres demeurent, et certains observateurs s’accordent même pour dire qu’ils s’amplifient, notamment depuis l’élection à la présidence, le 9 mai dernier, du candidat populiste Rodrigo Duterte. Dans quatre décennies, quand le monde commémorera le centenaire du premier atterrissage sur la Lune, comment aura évolué la société philippine ? Ses fléaux actuels la rongeront-ils encore ?

JÉRÔME BOUCHAUD a traduit de l’anglais (Philippines) Le centenaire d’Apollo, une nouvelle de GREGORIO C. BRILLANTES à découvrir dans les pages du numéro 4 de Jentayu.

Illustration © Public Child.