Numéro 4 Cartes et Territoires

La beauté des cartes

Entretien

WOESER, LE THÈME de ce numéro de Jentayu est « Cartes et Territoires ». Vous êtes née à Lhassa, et vous vivez aujourd’hui à Pékin où vous écrivez en chinois. Comment vous placez-vous sur une carte ? Êtes-vous une personne à identités multiples ?

Tsering Woeser : Je suis complètement perdue. Le lieu, la langue, le sang – toutes ces questions ont un rapport étroit avec l’affirmation de l’identité. J’ai déjà décrit cette lutte dans un de mes premiers romans : « Est-ce si important ? Je veux dire, même si on passe sa vie au même endroit, cela n’explique pas tout. D’autres choses peuvent être déterminantes. Par exemple le sang, qui, dès qu’il est mélangé devient indéfinissable et change la vie des gens, comme s’ils étaient désormais condamnés à marcher au bord d’un gouffre sur un chemin long, étroit, sinueux, enveloppé dans un brouillard à couper au couteau, dans une direction difficile à distinguer… passer sa vie à déambuler sur un tel chemin isole des autres, car chacun vous pousse dans un autre sens, et c’est vraiment difficile de garder son équilibre, tout en regardant autour de soi l’horizon. Quelle solitude à endurer ! C’est comme une blessure sur la peau, profonde et difficile à guérir. » À l’âge de 24 ans, j’ai déménagé de Dardo (དར་རྩེ་མདོ།), une petite ville très sinisée du Kham, située à l’est du Tibet, à Lhassa. J’ai alors découvert à quel point j’étais moi-même sinisée. Ce fut mon plus grand problème : en abandonnant ma langue maternelle, j’étais devenue une étrangère dans mon propre pays, et cela a rendu la définition de mon identité encore plus compliquée.
Un certain temps, je croyais avoir résolu ce problème. Un des mes amis poètes a dit : « Nous ne sommes pas une nation, notre identité est la poésie. » Sa phrase m’a déchargée d’un lourd fardeau, et durant mes premières années à Lhassa, je me suis enfermée dans la tour d’ivoire de la poésie, où j’ai passé mon temps à écrire une poésie de plus en plus personnelle, me réfugiant dans des impressions, des images et une langue toutes très personnelles. De plus je pensais que les poètes ou les artistes sont au-dessus des autres, dépassent la masse, et qu’on peut tout simplement ignorer l’appartenance ethnique. Mais écrire une telle poésie ne permet pas de résoudre le problème de la souffrance intérieure. Je ne dis pas que je souffrais énormément, peut-être serait-il plus exact de parler d’un sentiment de vacuité. De plus, je n’arrivais plus à écrire de tels vers.
À partir de quand ai-je commencé, pas à pas, à quitter ma tour d’ivoire ? C’est forcément l’expérience de mes voyages à travers le Tibet qui m’a graduellement changée, de même que mon rapprochement avec le bouddhisme au cours de ces périples. Ce n’est que comme ça que j’ai clairement pris conscience d’un enrichissement quotidien de mon âme. J’ai visité de nombreux endroits en Amdo, U-Tsang et au Kham. Mais ce n’était pas seulement un voyage, c’était aussi un pèlerinage, car je voyais ce Pays des Neiges, si vaste, comme un temple naturel et gigantesque. C’était bien sûr la première raison qui me motivait ainsi à voyager. Mais plus j’allais dans des endroits éloignés du Pays des Neiges et plus j’y restais longtemps, plus une autre raison, littéraire cette fois, et façonnée par une conscience historique, un sentiment de responsabilité, venait peu à peu prendre le dessus. Autrement dit, moi qui me contentais toujours d’un regard purement esthétique sur le Tibet, peu à peu, j’ai commencé à regarder les gens et les choses de cette terre d’un point de vue historique et réaliste.
C’est aussi pour cette raison qu’aujourd’hui, peu importe où j’habite, le lieu ne m’affecte plus autant. Peu importe que je vive à Pékin ou à Lhassa, ou même, un jour, dans un endroit encore plus éloigné : les allées et venues de mon corps ne me donnent plus ce sentiment d’être complètement perdue, car mon cœur sait où il appartient, et mon âme a trouvé ses attaches. J’ai enfin résolu ce problème qu’on nomme souvent « la vie est ailleurs ». En apparence, j’ai une identité multiple : par exemple mon sang est un quart chinois, et trois quarts tibétain ; ma langue maternelle est le tibétain mais je ne sais pas écrire en cette langue et j’utilise le chinois pour écrire ; de même ma vie personnelle : tout cela ne peut se résumer clairement en quelques phrases. Mais je ne vais pas pour autant laisser tout cela me troubler. L’identité est quelque chose de personnel ; la seule chose qui compte est comment une personne se définit. En ce qui me concerne, je n’ai que trois identités qui coexistent en moi : je suis tibétaine, bouddhiste et écrivain.

D’où vous vient cette fascination pour les cartes ?

J’ai toujours été fascinée par les cartes et la géographie, j’ai toujours eu cet intérêt particulier. Prenons l’exemple de la géographie (la géographie est un sujet très important), qui dans le cas du Tibet, prend deux formes distinctes : la géographie traditionnelle du Tibet qui, partant du haut vers le bas, distingue trois grandes zones : supérieure, moyenne et inférieure, à savoir 传统的图伯特地理由高至低,分为上、中、下三大区域,有上阿里三围、中卫藏四如、下多康六岗之说 ; en gros cela inclut ce qui apparaît sur la carte administrative de la Chine comme les provinces du Gansu, du Qinghai, du Sichuan et du Yunnan, en plus de la province autonome du Tibet. Ce qui apparaît aujourd’hui sur la carte administrative de la Chine comme territoires tibétains représente une géographie bien différente de celle du Tibet traditionnel, car c’est une géographie fortement réduite, segmentée et rebaptisée, une géographie qui a clairement renoncé à toute notion d’indépendance. En fait, mon premier livre n’est pas Notes du Tibet (西藏笔记), cette collection d’essais, mais un carnet de voyages, intitulé Tibet : une carte pourpre (绛红色的地图) et publié à Taiwan en 2003. Tout comme je l’ai écrit dans ce livre : « J’insiste pour clarifier que la définition du Tibet ne se manifeste pas seulement par sa géographie, mais beaucoup plus par sa culture ; et que ce soit le Tibet géographique ou culturel, il est très difficile de les diviser, car ils font partie l’un de l’autre. En termes d’analyse grammaticale, il convient de distinguer l’expression « du Tibet » qui fait référence à un nom, et le terme « tibétain » qui est un adjectif, et qui représente une unité spirituelle et dépasse la notion géographique du terme « Tibet ». L’adjectif « tibétain » cherche à montrer la totalité du Tibet, dans ses dimensions naturelle et religieuse, il est donc une vaste et splendide carte : une carte pourpre. »
Suite à cette analyse en profondeur, je me suis intéressée non seulement à la géographie naturelle et religieuse, mais aussi à la géographie de l’histoire et des faits, car une telle géographie est intimement liée à l’existence d’un individu ou d’un peuple. Pour être exacte, elle est liée à ma personne et à ce que les Tibétains nomment Bod (བོད་), ou le Tibet, en tibétain. De plus je considère qu’une carte est une preuve, mais elle doit alors refléter les faits et la vérité, ne peut être gribouillée ou truquée. Une carte basée sur la vérité peut prouver qu’on a occupé une place dans le monde, ceci est très important. Comme l’a dit Edward Said : « Une des choses à savoir à propos de l’impérialisme, c’est que l’indigène n’a pas de carte, contrairement au Blanc. » Je comprends parfaitement cette phrase, car en changeant tout simplement les mots d’ « indigène » et de « Blanc », on fait le portrait de notre situation. En fait, plusieurs années auparavant, j’ai commencé à écrire un livre intitulé La carte de Lhassa. Pendant un certain temps, j’ai utilisé le titre de Mon Lhassa, ta carte, ensuite je l’ai changé en Dictionnaire de Lhassa. Mais ce sont tous des titres provisoires, le titre final reste à trouver, car ce livre n’est pas encore terminé. Ce livre contient le paragraphe suivant : « Je trouve que je ressemble à une personne travaillant sur un site archéologique qui n’a pas suivi de formation universitaire. Qui ressemble, comment dire, à une personne qui serait la réincarnation de quelqu’un ayant trouvé la mort dans une colonie. L’histoire est devenue une forme de géographie, et la mémoire une sorte d’archéologie. Ceci me permet sur certaines cartes, dans de nombreux souvenirs, de reconstruire ou d’essayer de recréer ma maison. »

Aujourd’hui vous ne pouvez pas voyager en dehors de la Chine. Quel rôle joue la littérature étrangère dans votre vie ?

La littérature étrangère est ma nourriture spirituelle, je ne peux pas m’en priver, ne serait-ce qu’un jour. Et cela inclut non seulement des œuvres de littérature mais aussi des œuvres académiques, artistiques ou portant sur la pensée. Par exemple, cela fait plusieurs années que je lis des livres sur le colonialisme et le post-colonialisme, sur l’ethnographie, l’anthropologie, des ouvrages de recherches de terrain, ainsi que des livres de tibétologues étrangers. Mais comme je ne peux lire qu’en chinois, je ne peux lire que des traductions en chinois, ce qui fait que, même si je « quitte la Chine », je ne quitte pas les livres en chinois. Pour être plus exacte, je ne peux pas quitter les traductions chinoises d’œuvres étrangères. D’un certain point de vue, c’est un paradoxe qui me laisse impuissante. Ce qui est encore plus déprimant, c’est que je lis des œuvres d’écrivains ou de chercheurs écrites dans leur langue maternelle, et qui doivent être traduites pour que je puisse les lire. Par contre, ces dernières années, je lis très peu d’œuvres d’écrivains ou de chercheurs chinois, et pratiquement aucune poésie écrite en chinois. Je jette un coup d’œil aux articles en lignes sut l’Internet chinois, mais je ne passe pas de temps à lire spécialement des livres en chinois. La vie est courte, et il est inutile de dépenser son temps à faire quelque chose qui manque totalement d’intérêt. De plus, ma longue expérience de lecture me pousse à choisir des livres traduits en chinois mais publiés à Taiwan et à Hong Kong. À cause de la censure et du lavage de cerveaux pratiqués en Chine, le même auteur aura deux versions bien différentes du même livre, selon que le livre est publié en Chine continentale ou à Taiwan et Hong-Kong. Par exemple, le livre de l’alpiniste autrichien Heinrich Harrer Sept ans au Tibet a été traduit dans plus de trente langues, y compris le chinois. En fait, il existe deux versions chinoises : la première date de 1986, réalisée par les éditions du Peuple du Tibet sous le titre de Aventures au Tibet (西藏奇遇); et la deuxième date de 1997, publiée par les éditions Daikuan à Taiwan, sous le titre de Sept ans au Tibet et le jeune Dalaï-Lama (西藏七年与少年达赖). J’ai comparé deux pages du contenu de ces deux traductions, et j’ai découvert de fortes différences, la version chinoise rajoute des couches, et censure ; elle se permet des falsifications en toute connaissance de cause, et se sert des mots de Harrer pour diaboliser la culture tibétaine, son système politique. Cette version donne l’impression aux lecteurs chinois que les étrangers qui ont été en contact avec le Tibet le méprisent. J’ai aussi noté que ces dernières années, dans les traductions chinoises, les falsifications se font plus subtiles, ceci est dû au fait que les traducteurs chinois se sont formés à l’école occidentale de la traduction, et à moins d’avoir un bon niveau en chinois et en anglais, on ne les discerne pas.
Par exemple, la biographie de l’anthropologue américain Joseph F. Rock, intitulée In China’s Border Provinces: the Turbulent Career of Joseph Rock, Botanist-explorer (苦行孤旅) parue en 2013 aux éditions du Dictionnaire de Shanghai, a été traduite par un Chinois qui a un doctorat de l’Université de Harvard. J’ai eu beaucoup de soupçons en lisant ce livre. Je veux dire par là que le traducteur a effectué de subtils changements, ajoutant par ci, enlevant par là. On peut discerner ces endroits cachés mais peu apparents, ces tournures du langage qui nous sont désormais familières dans l’environnement censuré de la Chine d’aujourd’hui.

Comment voyez-vous le développement de la littérature tibétaine contemporaine, qu’elle soit écrite en tibétain ou en chinois ?

Depuis qu’en 1959 le Vénérable Dalaï-Lama et des centaines de milliers de Tibétains en ont été réduits à l’exil, on n’a jamais eu, dans l’histoire de la littérature tibétaine, tant de voix de narration en langues aussi nombreuses : en dehors des voix qui s’expriment en langue maternelle, il existe des voix en chinois, en anglais et dans d’autres langues. Certains écrivent en tibétain, en chinois, en anglais, en d’autres langues, certains sont bilingues ou trilingues, mais ce qui compte, c’est la façon d’écrire, la narration. Seule la narration compte. J’ai été journaliste dans un journal du Parti communiste chinois, puis rédactrice dans une revue du parti, j’ai même écrit de la « littérature de reportage » en suivant les « thèmes officiels », et je suis parfaitement au courant des règles cachées et de celles autorisées dans cet environnement qui vous prive du droit d’utiliser la langue à bon escient. Au Tibet il existe une règle non-écrite : plus le niveau de langue tibétaine est élevé, plus la conscience religieuse est forte, et la pensée réactionnaire. Ceci a entraîné d’une part un rejet conscient et inconscient, voire un dédain pour l’étude et la dissémination de l’enseignement en langue tibétaine, et a conduit à une sinisation de plus en plus rapide des Tibétains ; d’autre part, les intellectuels tibétains ont adopté une position passive, comme instinct de survie, et s’ils osent élever la voix, pour exiger des autorités locales qu’elles remettent en valeur la culture tibétaine, qu’elles honorent la culture tibétaine, dans le meilleur des cas, ils sont traités de nationalistes bornés, et dans le pire de cas de séparatistes. Il est donc clair qu’au Tibet, ceux qui écrivent en tibétain sont soumis à beaucoup plus de pression que ceux qui écrivent en chinois. Pour ce qui est de l’espace dans lequel pourraient circuler des œuvres, les maisons d’édition, les revues et les journaux dans la province autonome du Tibet sont rarissimes. Les unités de travail de langue tibétaine sont encore plus rares et sont placées sous le contrôle strict des institutions chargées de la propagande. De plus, en ce qui concerne les livres scolaires, il faut obtenir l’aval du Département du Front Uni, et cette procédure est extrêmement stricte et compliquée, et si jamais on obtient le droit de publier, ce n’est qu’après une lutte qui vous laisse couvert de bleus et d’ecchymoses. Heureusement, le monde de la langue chinoise ne se limite pas à la Chine continentale, il existe à l’extérieur un marché culturel qui, même s’il n’est pas très grand, est libre. Mes livres sortent à Taiwan depuis 2003 et sont traduits dans plusieurs langues.
Mais l’avenir de la littérature tibétaine n’est pas sombre. L’Internet représente un déclic, il offre un espace à des voix différentes, c’est un espace qui influence les gens d’une manière qui semble virtuelle mais qui est en fait très réelle, et qui peut être reconquis par ceux qui ont perdu leurs voix. Aujourd’hui, de plus en plus de jeunes Tibétains manifestent leurs voix dans une époque de changements constants ; ce niveau d’idéalisme, d’esprit tranchant et confiant rend optimiste ; la conscience de ce peuple ne s’est pas affaiblie suite à ce lavage de cerveaux, au contraire elle se réveille ; et elle se saisit de cette opportunité pour s’exprimer en tibétain, en chinois, en anglais et en d’autres langues, pour faire entendre sa voix au loin. Un jeune Tibétain m’a écrit ceci dans une lettre : « Nous utilisons des moyens différents pour exprimer notre voix intérieure, mais notre but est le même. »

TSERING WOESER est l’auteur de l’essai La beauté des cartes, dont un extrait traduit du chinois (Chine) par FILIP NOUBEL est à découvrir dans les pages du numéro 4 de Jentayu.

Propos recueillis et traduits par Filip Noubel. Illustration © Public Child.