Numéro 4 Cartes et Territoires

Aucune terre n’est la sienne

Entretien

PRAJWAL, LE THÈME DE CE NUMÉRO est « Cartes et Territoires ». Vous êtes le fils d’un père indien et d’une mère népalaise, et vous partagez votre temps entre les États-Unis, l’Angleterre et votre Inde natale. Comment vous placez-vous sur une carte ? Êtes-vous une personne à identités multiples ?

PRAJWAL PARAJULY : J’ai essayé de me placer sur une carte. Je n’y suis pas arrivé. Peut-être est-ce pour cela qu’une vie nomade me convient bien. Voyager m’a permis de comprendre qu’il y a beaucoup d’autres gens comme moi et que rien ne sert de se sentir supérieur du fait d’un mode de vie soi-disant « unique ». Je porte en moi de multiples identités, mais n’est-ce pas le cas de chacun d’entre nous ? Je suis de culture népalaise. Je parle népali. La cuisine du Népal, c’est ma cuisine de cœur. Mais je suis Indien. J’ai des frissons quand résonne l’hymne national indien. Cela ne veut pas dire que je me sens plus à l’aise dans une grande ville indienne qu’à Katmandou. Là ou je me sens le plus chez moi, ce n’est ni en Inde, ni au Népal, c’est à New York.
Quand j’étais plus jeune, j’ai cherché à me distancier du Népal – ce qui est courant chez les Indiens de langue népali. De temps à autre, aussi, j’ai tenté d’abandonner mon indianité. C’est futile. C’est idiot. Au bout du compte, j’embrasse ces identités tout comme j’en embrasse beaucoup d’autres – celles d’écrivain, de lecteur, de rêveur, d’amant, d’ami, de fils, de frère – et toutes coexistent harmonieusement (ou presque).

Votre nouvelle « Aucune terre n’est la sienne » rend compte d’une grave crise humanitaire (à savoir, le déplacement forcé du Bhoutan vers le Népal de dizaines de milliers de citoyens bhoutanais d’ethnie népalaise). Comment vous est venu ce sujet et pourquoi avoir choisi l’angle de l’humour pour décrire cette situation tragique ?

J’ai grandi dans le Sikkim, au nord-est de l’Inde. Nous partageons nos frontières avec le Tibet, le Népal et le Bhoutan. J’avais alors une vague idée des injustices infligées par le gouvernement bhoutanais à ses citoyens de langue népali, mais je ne m’y étais jamais vraiment intéressé jusqu’à ce que je rencontre une réfugiée bhoutanaise à Aberdeen, en Écosse. Son histoire tragique a éveillé ma curiosité, et j’ai commencé à me renseigner sur le sujet. De temps en temps, un article paraît, mais personne ne parle vraiment de ce déplacement forcé de plus de 100 000 personnes. C’est quand même quelque chose !
Parmi toutes les nouvelles du recueil, « Aucune terre n’est la sienne » aura été la plus difficile à écrire. Les premiers brouillons étaient surchargés en faits et se lisaient comme des rapports de l’ONU. Après plusieurs révisions, je n’étais toujours pas satisfait de mon texte. Pendant longtemps je n’ai pas su mettre le doigt sur le problème, jusqu’au jour où, après une nuit sans sommeil, j’ai compris ce qui n’allait pas. Mon histoire manquait d’humanité. Je n’avais pas vu la souffrance : j’en avais seulement entendu parler. Alors je me suis rendu aux camps de réfugiés de Damak, au Népal. Mon séjour d’une semaine m’aura ouvert les yeux. Oui, les gens vivaient dans l’indigence, mais cela n’est pas rare en Asie du Sud. Oui, leurs maisons n’étaient que des taudis, mais on voit beaucoup de taudis dans cette partie du monde. Oui, plus d’une trentaine de personnes utilisaient les mêmes sanitaires, mais là encore, rien d’exceptionnel pour le sous-continent indien. Ce qui m’a vraiment ébranlé, c’est que ces gens avaient été empêchés de contribuer à la société pendant plus de deux décennies. Il n’y avait aucun travail pour eux, aucun patron à qui rendre des comptes, presque rien à attendre de chaque jour qui passe. Cela peut avoir de drôles de conséquences sur les gens.
Je voulais que ma protagoniste soit une femme en colère, une femme forte. Ses échanges avec les hommes dans la boutique de samossas, au début de la nouvelle, sont certes comiques, mais ils donnent aussi une idée des difficultés rencontrées par les femmes dans ces camps et de la façon dont Annamika, en particulier, y fait face. Sans humour, l’histoire aurait été par trop tragique. Elle aurait déprimé les lecteurs. Bon sang, moi-même j’ai déprimé en l’écrivant ! Je devais recourir à quelque chose qui allège cette misère si prégnante, et ce quelque chose était l’humour.

Diriez-vous que les femmes jouent un rôle central dans votre recueil The Gurkha’s Daughter (Quercus, 2012), mais aussi dans votre roman Land Where I flee (id., 2013) ? Sont-elles la force motrice de vos livres, celle qui vous pousse à mettre en avant des sujets qui, sans elles, pourraient rester tabous ?

Je préfère imaginer des personnages féminins. J’aime à penser que je comprends bien les femmes. J’irais même jusqu’à dire que dans Land Where I Flee, mon délicieux roman, les personnages masculins sont décrits par un écrivain qui s’ennuie d’eux. Et cela se voit ! Les personnages féminins, par contre, resplendissent. Ils dansent sur la page. Les hommes, eux, peuvent facilement s’oublier.
Je dirais qu’il s’agit juste d’une question de préférence. Je m’excuse de ne pas pouvoir donner de réponse plus profonde. Nous, les hommes, sommes barbants de toute façon.
Le personnage le plus intéressant de Land Where I Flee – et de loin le meilleur personnage sorti de mon imagination – est celui de la femme née garçon. Peut-être devrais-je écrire un livre sans personnages masculins ?

L’année dernière, le séisme au Népal a eu de terribles répercussions pour ce pays et ses habitants. Après des catastrophes de cette magnitude, les écrivains et artistes du monde entier ont souvent besoin de temps pour aborder le sujet et partager leur ressenti avec le public. Depuis le séisme, avez-vous écrit sur le sujet ? Pensez-vous que, d’une manière ou d’une autre, l’événement influence votre écriture ? 

Tant de gens – lecteurs, journalistes et éditeurs – m’ont demandé si j’allais écrire sur le tremblement de terre. Je me suis récemment rendu au Népal mais je n’ai pas pu me résoudre à visiter les zones touchées par le séisme. C’était juste trop triste. J’imagine que j’essayais de me protéger. Je ne voulais pas ressentir.
Le séisme a été terrible, mais ce serait mentir que de dire que l’événement m’a beaucoup affecté. Aucun membre de ma famille ou ami n’a été sévèrement touché. J’ai essayé de lire le moins possible sur le sujet. Je vois sur Facebook toutes ces histoires concernant la gestion calamiteuse du gourvenement des aides reçues après le séisme. Je fais tout mon possible pour ne pas cliquer sur ces liens. J’essaie de me protéger, car il est rare, pour un écrivain, que quelque chose de bon sorte d’un lieu où il ne s’est pas autorisé, de lui-même, à se rendre.
La résilience du peuple népalais m’impressionne. Ce pays a traversé tant d’épreuves – l’insurrection maoïste, le massacre royal, les politiciens minables, les gouvernements lamentables – mais, malgré tout, il reste de l’espoir, un espoir sans bornes. Cela devrait nous servir de leçon à tous.

Enfin, pourquoi écrivez-vous ?

Le chemin qui m’a mené à l’écriture est différent de celui de beaucoup d’autres auteurs. Enfant, je ne me voyais pas devenir écrivain. Je ne portais pas en moi d’histoire qui brûlait d’être racontée. J’ai écrit mon livre parce que je venais de démissionner de mon travail et que je n’avais aucun plan pour l’avenir. C’était juste un moyen pour moi de légitimer mon existence. J’ai réalisé que j’aimais raconter des histoires, même si ce n’est pas chose facile. L’écriture m’a bien réussi. Les ventes sont bonnes, les critiques excellentes. Je n’ai vraiment pas à me plaindre. Et pourtant, ces derniers temps, j’aime de moins en moins écrire. Je n’ai que très peu de patience pour l’écriture. Qui sait, peut-être n’écrirais-je jamais d’autre livre ? Je rêve parfois de pouvoir être un écrivain dont l’existence entière serait dévouée à l’écriture.

PRAJWAL PARAJULY est l’auteur de Aucune terre n’est la sienne, une nouvelle traduite de l’anglais (Inde) par BENOÎTE DAUVERGNE et à découvrir dans les pages du numéro 4 de Jentayu.

Illustration © Public Child.