Numéro 3 Dieux et Démons

Le bouddha prenant la terre à témoin

Extrait

JE ME SUIS TOUJOURS CONSIDÉRÉ comme bouddhiste. Je méprise les rituels vides de sens et reste agnostique – depuis ma jeunesse – quant à l’existence d’un dieu. L’idée de mener une vie simple m’attire et j’ai toujours été intrigué par la notion de suppression du désir. L’idée que la vie est dukkha, souffrance, m’emplit d’une sagesse sereine. J’ai envie d’apprendre à me sentir en paix. Et depuis le début de ma retraite, j’ai la chance de pouvoir faire des recherches sur les enseignements du Bouddha.
Je me sens chanceux à plus d’un égard. Bien que mon pays se soit embourbé dans la guerre, j’ai pu mener une vie confortable. Bien entendu, personne ne peut rester totalement insensible à la douleur des autres. Le massacre du roi Birendra n’était que le prélude de plus grands désastres pour la nation. Pourquoi n’accuser qu’un seul camp ? Les maoïstes et l’armée ont commis un carnage impardonnable et se sont rendus coupables de kidnappings, de tortures, de disparitions. Il y a sans arrêt des blocus, des interdictions, des fermetures. Je m’inquiète pour la génération de mes enfants : leur avenir est angoissant. De mon côté, en revanche, j’ai pu mener ma vie dans la dignité. Depuis longtemps, je rêvais d’en apprendre davantage sur le dharma, comme c’est le cas depuis l’an dernier. J’ai même appris seul la technique de la respiration consciente. L’étape de la vie à laquelle je me trouve est réservée aux quêtes intérieures, après tout.
C’est dans l’esprit d’une telle quête que je suis allé visiter Lumbini, le lieu de naissance du Bouddha, voilà quelques mois. Redoutant qu’elle m’accompagne, j’ai dû mentir à mon épouse et lui dire que j’allais assister à une conférence. C’est une femme mue par la passion, le type de personne prête à prier n’importe quel dieu ; à ses yeux, le Bouddha n’est qu’un simple avatar de Vishnou. Alors que je le considère comme un sage. Un personnage historique. Nous ne voyons pas les choses de la même façon. De plus, j’avais envie d’être seul, ou j’en avais besoin.
Le vol de Katmandou à Bhairahava ne dure que trente-cinq minutes. En regardant par le hublot du Twin Otter, j’ai vu les sommets de l’Himalaya étinceler au-dessus du smog et me suis senti parcouru par un frisson d’excitation. Autrefois, je voyageais sept, huit fois par an – à l’intérieur du pays, mais aussi à l’étranger. Rien qu’au cours de ma dernière année de service, je suis allé à New York, Bruxelles, Pékin et Islamabad. Naturellement, depuis mon départ en retraite, je n’ai pas eu l’occasion de voyager à l’étranger, ni même en dehors de Katmandou. Je me suis rendu compte, pendant ce vol, que les voyages me manquaient beaucoup.
Un moment plus tard, l’appareil retraversa le brouillard de pollution et atterrit un peu brutalement à l’aéroport de Bhairahava. J’étais déjà venu ici deux ans plus tôt, lors d’un déplacement où j’accompagnais le ministre. À l’époque, bien sûr, des voitures officielles nous attendaient. Cette fois, je dus prendre un taxi à la station la plus proche, ce qui ne fut pas trop difficile. Le chauffeur démarra rapidement, et quelques instants plus tard, le véhicule filait sur la route nationale. Je trouvais agréable de sentir le vent s’engouffrer par la fenêtre ouverte. Les cultures d’hiver avaient été semées, mais les premières pousses n’étaient pas encore sorties. De temps en temps, j’apercevais le feuillage dense de rejetons de plants de moutarde et de légumineuses.
« Vous êtes ici en pèlerinage, sah’b ?
− Non. »
Je trouve que la foi doit rester quelque chose de personnel. Une partie du problème au Népal – et dans toute l’Asie du Sud, d’ailleurs –, réside dans le fait que tout le monde passe son temps à déclarer sa foi en public. C’est, me semble-t-il, le fruit d’une mentalité prémoderne. En Europe, en Amérique, il est impoli de s’enquérir de la religion d’autrui. Cette réserve me laisse admiratif.
« Quel service administratif ? me demanda le chauffeur.
− Pardon ?
− Vous êtes ici pour le travail, sah’b ?
− Non, répondis-je.
− Vous voulez louer un taxi à la journée ?
− Non. Non. »
Il me laissa ensuite tranquille.
Ce type de confusion est compréhensible. Contrairement aux étrangers, nous, les Népalais, voyageons surtout pour effectuer des pèlerinages ou pour le travail – en général, nous ne nous déplaçons que si quelqu’un nous paie pour cela. Le tourisme interne, autrement dit l’idée de voyager pour le plaisir à l’intérieur de notre pays, est un concept encore nouveau pour nous. Il est naturel de se rendre sur le lieu de naissance du Bouddha en pèlerinage. Mais ne faire ce voyage que pour son édification est inhabituel.
Je m’étais bien préparé pour ce séjour : j’ avais lu beaucoup de choses sur Lumbini et même emporté dans mes bagages plusieurs livres et rapports à consulter pendant ma visite. La légende de Siddhârta Gautam, évidemment, est bien connue. À l’époque de sa naissance, en 642 avant notre ère, Lumbini était un jardin « fascinant pour l’esprit » situé à la frontière des royaumes des Sakya et des Koliya. On dit que la reine sakya Mayadevi, fille d’un roi koliya, était en chemin vers la demeure de ses parents, quand, enceinte de dix mois, elle ressentit ses premières contractions alors qu’elle se trouvait dans le jardin. Après s’être baignée dans un bassin, la reine s’accrocha à la branche d’un sal et donna naissance à son premier enfant, un fils. Elle mourut une semaine plus tard, laissant le prince nouveau-né à la charge de son mari. Malgré les privilèges que lui conférait son statut, le roi Suddhodhana ne parvint pas à protéger son fils des peines de la vie : après avoir franchi la limite que constituaient les murs du palais, le prince Siddhârta Gautam découvrit la souffrance d’être humain. À l’ âge de vingt-neuf ans, dans le secret de la nuit, il abandonna le royaume de son père – ainsi que sa femme endormie, Yashodhara, et son fils, Rahul –, en quête d’émancipation.
Il y a d’autres aspects de Lumbini que je trouve tout aussi fascinants. À l’époque où j’ ai commencé à travailler dans la fonction publique, le gouvernement de Sa Majesté venait de confier Lumbini à un corps autonome appelé le Lumbini Development Trust. Celui-ci a transformé Lumbini en lieu de pèlerinage international en suivant un schéma directeur établi par les Nations Unies. Je n’ avais jamais eu, au cours de ma longue carrière, le temps d’ aller voir la zone en question. J’étais très curieux de la découvrir.
Alors que nous nous en approchions, je m’ aperçus que tous les magasins, restaurants et entreprises portaient des noms bouddhistes : Service photo Nirvana, Auberge Gautam Bouddha, Hôtel Mayadevi, Station-service Seigneur Bouddha. Les motivations de ces commerçants étaient purement mercantiles. Comme dans le reste du Népal, la grande majorité des habitants de la zone de Lumbini est hindoue ; toutefois, les musulmans y sont nombreux aussi. En réalité, c’est ici qu’est concentrée la population musulmane du Népal. Je m’en souvins lorsque nous dépassâmes une petite mosquée aux grands et beaux minarets.
Avec l’ aide d’Internet, je m’étais réservé une chambre au Gîte de la Paix. Dès qu’ a commencé ma retraite, j’ ai tenu à me familiariser avec l’informatique, car il me semblait important de suivre les progrès technologiques de notre époque. Bien que mon fils cadet ne soit pas très patient avec moi, il m’ a donné plusieurs cours ; et aujourd’hui, je me promène tout seul sur le World Wide Web sans avoir besoin de son aide. En réalité, je n’ avais pas pu faire ma réservation sur Internet ; mais j’ avais trouvé le numéro de téléphone du Gîte de la Paix sur un site. Quant à ma femme, j’ avais dû lui dire que je logerais dans un hôtel gouvernemental.
Lorsque nous l’ atteignîmes, le gîte me parut convenable. Le réceptionniste, un homme de la région aimable aux traits fins, qui parlait népali avec un fort accent avadhi, me conduisit à une chambre rudimentaire, mais propre, meublée d’un lit à deux places et équipée d’une salle de bains. J’ avais demandé une chambre sans poste télévisé et fus content de n’en voir aucun. Parfois, il est impossible de résister aux chaînes d’informations. Le réceptionniste me demanda si j’ avais besoin d’un guide. Je déclinai son offre. Je lui dis que je souhaitais me reposer un moment avant de commencer ma visite. Non que je fusse venu faire du tourisme.

(…)

MANJUSHREE THAPA est l’auteur de Le bouddha prenant la terre à témoin, une nouvelle traduite de l’anglais (Népal) par BENOÎTE DAUVERGNE à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 3 de Jentayu.

Illustration © Katie Ying.