Numéro 1 Jeunesse et Identité(s)

Le magicien de la passerelle

Entretien

GWENNAËL, COMMENT devient-on le traducteur de Wu Ming-yi (吳明益) ?

Gwennaël Gaffric : Pour rédiger mon mémoire de master sur l’auteur taïwanais Wang Chen-ho (王禎和), j’ai passé une année d’échange à l’Université Tsinghua, à Taïwan, au sein de l’Institut de littérature taïwanaise. J’ai ainsi eu accès à un certain nombre de cours et de livres, et j’ai eu l’occasion de rencontrer quelques auteurs. Par ailleurs, je m’intéressais déjà aux problématiques environnementales, et j’ai donc profité du temps passé à Taïwan pour lire en particulier Liu Ke-hsiang (劉克襄), Syaman Rapongan et Wu Ming-yi. J’ai alors eu vent, par ma collègue Chen Fang-hwey (陳芳惠), de subventions qu’accordait le Musée de la littérature taïwanaise, à Tainan, pour des traductions d’ouvrages de la littérature taïwanaise en langues étrangères. J’ai postulé et j’ai été sélectionné pour la traduction de ce roman de Wu Ming-yi, qui n’est sans doute pas le plus simple mais qui ne se limite pas à des considérations écologiques et propose une réinterprétation originale de l’histoire de Taïwan et de la Seconde Guerre mondiale… Je n’étais toutefois pas connu en France, et l’auteur non plus, ce qui a compliqué la recherche d’un éditeur. Seule la maison d’édition You Feng a accepté de publier l’ouvrage.

Avez-vous pu rencontrer Wu Ming-yi avant ou pendant votre travail de traduction ?

J’ai commencé la traduction en France et j’ai correspondu deux ou trois fois avec Wu Ming-yi lorsque j’avais des questions très précises. Il y a deux ans, j’ai de nouveau passé une année à Taïwan dans le cadre de mon doctorat et j’ai pu le rencontrer à plusieurs reprises. J’ai eu l’occasion de pousser plus en avant mes investigations au sujet de la traduction. Il y avait des questions d’ordre très pratique, par exemple sur la fameuse tortue du livre, qui s’appelle Shitou (石頭) mais dont le chinois ne précise pas le sexe – question que l’auteur lui-même ne s’était pas posée. Or, en français, le choix de « Caillou » ou de « La Pierre » (le mien) indique inconsciemment le sexe de l’animal. Nous avons plus largement discuté de mes stratégies de traduction, de nuances linguistiques ou parfois même de petites erreurs qui s’étaient glissées dans son texte. En effet, s’agissant d’un texte érudit avec de longues digressions techniques, j’ai dû refaire le même parcours que l’auteur et lire des livres sur les bambous, les plantes aquatiques, les avions, etc. En lisant ces ouvrages – un travail assez fastidieux mais non moins instructif – j’ai noté quelques erreurs, minimes, de dates par exemple. Mais nous ne sommes pas entrés en profondeur dans l’interprétation du texte parce que, pour moi, le but n’était pas de demander à l’auteur ce qu’il avait voulu dire. Les mots en disent suffisamment : le traducteur ne propose qu’une interprétation de la création originale, et la poétique d’un texte est souvent plus tangible dans l’écriture que dans la bouche de l’auteur. Nous avons parlé ensemble de la littérature taïwanaise en général, d’auteurs taïwanais, comme Cheng Ching-wen (鄭清文) ou Chang Ta-chun (張大春), que nous avions lus tous les deux, ou d’auteurs étrangers comme Borges, Calvino ou d’autres. Cela m’a intéressé d’appréhender son approche d’amateur de littérature. Les choses se sont clarifiées en l’écoutant parler d’autre chose que de ses livres à lui.

Pour traduire les passages en taïwanais, vous avez opté pour un français créolisé. Pourquoi ce choix ?

Dans les textes de Wu Ming-yi déjà traduits ou en cours de traduction en japonais ou en anglais, la question de la traduction du taïwanais se pose moins. Pour Les Lignes de navigation du sommeil, je me suis donc appuyé sur la réflexion que j’avais menée au sujet de Wang Chen-ho, lequel joue beaucoup avec les langues. De nombreux traducteurs esquivent cette question. J’ai pour ma part adopté une stratégie qui n’est pas forcément ni la meilleure, ni la seule possible, si bien que j’ai ressenti le besoin d’expliquer dans un avant-propos mon choix d’une langue créolisée pour traduire le taïwanais. Cela peut en effet être difficilement justifiable si le lecteur le voit comme le placage d’un imaginaire assez « lointain » sur un imaginaire « métropolitain ». Or ma démarche est plutôt d’ordre linguistique, dans le sens où le taïwanais est une langue créole ayant subi l’influence du japonais, de la langue moderne chinoise, etc. Chez Wu Ming-yi, il n’y a pas cette idée, présente chez certains auteurs taïwanais, que le taïwanais serait plus « local » ou plus « vulgaire ». Il s’agit simplement d’une perspective historique : à l’époque de la colonisation japonaise, la plupart des gens parlaient le taïwanais, raison pour laquelle l’auteur emploie cette langue dans les dialogues entre ses personnages. Un avant-propos m’a permis de justifier suffisamment ma démarche pour qu’elle soit acceptée par le lecteur…

La suite de l’entretien sur notre site partenaire Lettres de Taïwan.

GWENNAËL GAFFRIC a traduit du chinois (Taïwan) Le magicien de la passerelle, une nouvelle de WU MING-YI à découvrir dans les pages du numéro 1 de Jentayu.

ERRATUM :
Deux solutions de continuité se sont glissées dans la version papier de la première nouvelle “Le magicien sur la passerelle”, de Wu Ming-yi (Taïwan) :
– PP12-13 – manque une ligne : « j’ai réalisé le tour des dés mystérieux devant mon frère, j’étais si stres- »

– PP21-22 – manque la fin du paragraphe : « fasciné par la vue qu’on y avait ! »
Nous nous excusons pour ces défauts de mise en page et vous prions de croire que tout sera fait dans les prochains numéros pour éviter ce genre d’erreurs. En compensation, nous tenons à la disposition de tous ceux qui ont acheté la revue un exemplaire au format .pdf gratuit. N’hésitez pas à nous le demander et nous vous l’enverrons par email. Merci de votre compréhension et de votre soutien.

Illustration © Munkao.