Numéro 1 Jeunesse et Identité(s)

Le cargo qui vient de Taïwan

Extrait

C’EST LA SAISON DES POISSONS VOLANTS. Loin, très loin, à l’extrémité de l’océan. À l’horizon, on distingue par intermittence le mât du petit cargo qui fait le trajet entre Taitung et l’île des Orchidées. Sur une colline, à moins de 200 mètres au-dessus du niveau de la mer, un groupe d’enfants Tao1 que nos propres bateaux laissent indifférents cueillent des baies sauvages. C’est alors qu’une bande de garçons et un groupe de filles se précipitent depuis la colline jusqu’à la baie où vient s’amarrer le cargo. En chemin, ils sautillent de joie et nous lancent : « Le cargo taïwanais, il arrive ! Le cargo taïwanais, il arrive ! ». En entendant les hurlements d’enthousiasme des enfants, les villageois tendent le cou et regardent l’horizon. « Il arrive », disent beaucoup d’entre eux, puis ils abandonnent aussitôt leur ouvrage, et c’est ainsi que tous, hommes, femmes, vieux, jeunes, nourrissons et vieillards boiteux viennent se rassembler sur la route de gravier tout juste ouverte pour l’acheminement des criminels de droit commun venus de Taïwan. Tous forment un rang bien ordonné, la baie de Badai commence à s’animer. Les enfants en âge de courir vont batifoler dans la mer, tandis que les jeunes qui sont capables de porter de lourdes charges bavardent de leur avenir, assis sur les galets. Au sommet de la route se trouve un bâtiment sur la porte duquel est inscrit « Centre de services pour les habitants de l’île des Orchidées ». Devant lui, se tiennent environ trente ou quarante soldats continentaux2. Difficile de les décrire tous comme des « êtres sanguinaires », pourtant, leurs expressions sont mornes et sinistres. « Trois ans pour se préparer, cinq pour reconquérir la Chine », ce beau mensonge est profondément gravé dans leur poitrine. Comme pour les villageois, les sentiments de ces hommes à l’approche du cargo sont mêlés d’espoir et de mélancolie. Leur traitement aussi est le même : pas un des objets du cargo ne leur appartient, et nul besoin de parler des visites familiales, cela ne les concerne pas. Néanmoins, ils possèdent au moins de l’argent pour consommer les denrées ramenées sur le cargo. Les Tao, eux, n’ont que leurs yeux pour regarder et que leur esprit pour rêver d’un estomac rempli de patates douces.
Le cargo tangue sur les vagues de l’océan, les éclaboussures argentées qu’il laisse derrière lui sont de plus en plus visibles, et dans la baie de Badai, tous, sans distinction ethnique, parlent des choses et des hommes qui se trouvent peut-être sur le cargo ; peut-être que

I   Les Continentaux attendent leurs cacahuètes et leur alcool de riz
I   Les Taïwanais espèrent se réjouir en recevant leurs avis de départ
I   Les professeurs comptent enfin toucher leurs deux ou trois mois de salaire en retard
I   Les écoliers attendent les nouilles pour leurs déjeuners
I   Les adolescents rêvent de partir clandestinement pour Taïwan
I   Les vieillards et les malades attendent leurs médicaments et leurs remèdes
I   Les épiciers espèrent recevoir leurs œufs et leur kérosène
I   Et les guerriers Tao
I   Guettent la vitesse du cargo

(…)

SYAMAN RAPONGAN est l’auteur de Le cargo qui vient de Taïwan, une nouvelle traduite du chinois (Taïwan) par GWENNAËL GAFFRIC à découvrir en intégralité dans les pages du numéro 1 de Jentayu.

1. Les Tao (autrefois appelés Yamis par l’administration japonaise) forment un des quatorze groupes aborigènes officiellement reconnus par le gouvernement de la République de Chine à Taïwan. Sans doute originaires des îles Batan (Philippines), ils auraient migré il y a environ 1000 ans sur l’île des Orchidées, située à une soixante de kilomètres de la côte sud-est de l’île de Taïwan, où la majorité d’entre eux vivent encore aujourd’hui.

2. L’expression « continentaux » fait ici référence aux populations chinoises, et notamment les troupes militaires, ayant suivi Tchang Kaï-chek en 1949 à Taïwan.

Illustration © Munkao