Hors-séries D'un pays l'autre

Introduction

Indonésie

CE NUMÉRO DE JENTAYU n’est pas un panorama de la littérature indonésienne au long des siècles, mais un choix, très limité, d’œuvres d’écrivains indonésiens, rédigées depuis l’époque dite de la Reformasi de 1998. En prenant effectivement cette période comme période de référence, les éditeurs de ce volume ont présupposé l’exis- tence d’un lien étroit, d’une influence mutuelle entre les dynamiques socio-politiques et la production littéraire indonésiennes.
Dans l’histoire politique de l’Indonésie moderne, la Reformasi de 1998 est une époque cruciale, car elle signifie la fin du régime répressif de l’Ordre nouveau. Suharto avait alors démissionné de son poste de président qu’il avait occupé pendant 32 ans. Le régime politique indo- nésien se voyait transformer dans un sens démocratique. En témoigne l’organisation d’élections auxquelles purent participer une pluralité de partis politiques, une année après la chute de Suharto, lesquelles furent les premières élections libres depuis celles de 1955.
La littérature et les humanités ont participé à ce changement. Vers la fin du régime de l’Ordre nouveau – dont la chute avait été précédée de troubles dans certaines régions, de la crise économique du milieu de l’année 1997, de l’enlèvement d’étudiants et d’activistes militant en faveur de la démocratie, de la plus grande insurrection de toute l’histoire de l’Indonésie moderne qui eut lieu en mai 1998 et fut marquée par l’occupation du parlement par des étudiants et des militants agissant en faveur de la démocratie – parurent des œuvres littéraires au ton protestataire qui furent d’abord lues lors de certaines manifestations étudiantes. Un média national comme le quotidien Republika inaugura même une rubrique poétique intitulée « Poésies exprimant des préoccupations pour la nation ».
Il est également important de souligner la naissance d’une généra- tion d’auteurs féminins, dont les noms apparaîtront par la suite comme essentiels. Ayu Utami rédigea son roman Saman comme une œuvre qui finit par faire surgir une sorte de « fièvre littéraire » chez les écrivains et les lecteurs. Nous avons présenté ici trois essais de cette écrivaine, qui fut également présentée comme une personnalité littéraire ayant à nouveau évoqué la question de la sexualité et du corps féminin avec plus d’audace et plus ouvertement que les écrivaines de la génération précédente.
Le cas de Saman présentait, dans la littérature indonésienne, une fusion presque parfaite du contenu et de la forme. Le contenu hautement politisé et féministe du roman se voyait contrebalancé par une forme littéraire qui, du point de vue de la langue, reçut les éloges de nombre de critiques et des lecteurs. Ce roman n’est pas seulement politically correct mais également aesthetically correct.
La politique est un thème très important dans la littérature indoné- sienne moderne. Elle ne fournit pas seulement l’occasion aux écrivains de montrer leur engagement, mais encore de mettre en œuvre un style et des techniques d’écriture : le symbolisme, puis le retour au dépouillement à l’époque de l’occupation japonaise, le réalisme couvrant la période de l’indépendance jusque dans les années soixante, enfin divers types d’expérimentation formelle au début de l’Ordre nouveau et par la suite.
Pourtant, les écrivains de l’époque de la Reformasi ne traitent pas exclusivement dans leurs œuvres de sexualité, du corps féminin et de la politique contemporaine. Ils écrivent sur une pluralité de thèmes qui ont retenu leur attention, avec des techniques d’écriture et des styles qui, répétons-le, leur sont appropriés. À travers les essais, les poèmes et les nouvelles que nous avons édités dans cette revue, nous nous sommes efforcés de présenter une image plus ou moins exhaustive des tendances générales de la littérature indonésienne contemporaine, et des dynamiques socio-politiques qui sont à la base de son développement.
En lisant l’essai de Nirwan Dewanto intitulé « La géologie », nous pouvons nous faire une idée de la manière dont les écrivains indonésiens se lancent dans la création littéraire. Ils s’efforcent de creuser au fond des choses pour découvrir des réalités jusqu’à présent enfouies, non seulement dans le trésor de la littérature nationale, mais également dans les richesses d’une littérature mondiale qui leur est familière. La configuration géographique d’une littérature nationale qu’on a trop portée aux nues peut se voir modifiée par des fouilles géologiques en profondeur, sur des bases auxquelles on n’avait jamais pensé jusqu’à présent.
En d’autres termes, la production littéraire indonésienne n’a pas suivi une progression continue, menant des origines à la période actuelle, mais elle s’est répandue en largeur et en profondeur en découvrant des choses susceptibles de rafraîchir, voire de renouveler le trésor des œuvres existantes. Ainsi, les auteurs ont-ils affiché une distance avec le corpus sur lequel s’est fondée leur activité.
La parodie de l’histoire est la forme la plus visible de cette prise de distance par rapport à l’héritage. On la retrouve dans la nouvelle d’A.S. Laksana, « Comment Murjangkung bâtit une ville et mourut de maux de ventre », et celle d’Azhari Aiyub, « Hamzah de Fansur ». Si l’histoire nationale est trop sacralisée et envisagée de manière unilatérale, l’histoire familiale, mais également l’histoire individuelle peuvent fournir d’intéressants matériaux d’écriture. L’histoire nationale est alors envisagée d’un point de vue très personnel, par le biais d’une écriture poétique. C’est ce qu’a visé Nukila Amal dans sa nouvelle « Laluba », tandis que l’œuvre de Raudal Tanjung Banua, « La biographie d’un nouveau-né », est une reconstruction de l’histoire qui s’efforce d’abord de rester neutre, puis prend ouvertement parti, passant ainsi de la « biographie » à l’« autobiographie ».
Écrire sur la politique a été un devoir depuis le début de la littérature indonésienne, comme l’ont fait les écrivains nationalistes de gauche au début du XXe siècle. Mais par la suite, a fortiori quand la situation politique s’est embrasée au début des années 1960, au terme de la domination de Sukarno, la littérature a été réduite au rang de simple propagande. Dans les œuvres littéraires de propagande, le message politique apparaît bien plus important que le jeu avec les formes littéraires.
Linda Christanty est une écrivaine qui s’est essayée de nouveau à écrire sur la politique en une langue qui n’est pas seulement belle, mais également émouvante. Dans ses nouvelles, la politique apparaît tou- jours présente à l’arrière-plan, mais les histoires des hommes qu’elle évoque gardent toute leur valeur au regard des normes littéraires. « Le cheval volant de Maria Pinto » est l’une de ses meilleures nouvelles, dans laquelle elle s’est efforcé d’écrire comme ne l’avaient jamais fait ses prédécesseurs.
L’histoire et la politique apparaissent indissociables de traumatismes en Indonésie. En témoignent les traumatismes afférents aux massacres des gens de gauche, considérés comme à la remorque du Parti communiste indonésien (le PKI) dans les années 1965–1966, mais également les diverses discriminations qu’a subies la communauté des Sino-Indonésiens de l’époque coloniale à nos jours en passant par la période de l’Ordre nouveau. Mona Sylviana s’est efforcée d’exprimer une nouvelle fois de manière intimiste le traumatisme des victimes politiques des événements de 1965 dans sa nouvelle « Conte de rédemption », tandis qu’Avianti Armand a transposé ce traumatisme dans le cercle familial dans « Il était une fois Maman et Radian ». Toutes deux évoquent les blessures profondes d’une âme dont il n’est pas facile de guérir.
Mais au milieu de la violence des faits politiques de l’histoire indo- nésienne, les écrivains de l’archipel ont eu pour stratégie de compenser les traumatismes et les souffrances au moyen de l’humour. Ben Sohib est un écrivain qui accorde une grande attention à l’humour dans la vie sociale de la population jakartanaise traditionnelle oppressée par le développement de la métropole. Sa nouvelle « Le vautour et la malédiction de la neuvième victime » tourne autour du stratagème d’un villageois cherchant à conserver sa vie jusqu’à ce qu’il soit confronté à une sanction en conséquence de ses actes, tandis que « Le destin tragique d’Anouar Sadate à Cempaka Putih » de Yusi Avianto Pareanom est écrit sous la forme d’une tragi-comédie pouvant déclencher les rires, dans la vie sociale de la population urbaine de Jakarta.
Tous ces textes ont au fond une visée critique et nous pouvons les recevoir comme des épées à deux tranchants : ils frappent par leur côté critique et divertissent par leur côté humoristique. Dans ses trois essais, Ayu Utami a évoqué plus ou moins les mêmes problèmes. Sa critique de l’exercice du pouvoir, de notre attitude à l’égard de la religion et de notre manière d’appréhender la sexualité est une critique percutante qui augmente le solde de notre bonheur dans notre confrontation à une vie dénuée d’humour et de sens critique.
Quand la vie présente apparaît trop ennuyeuse et que le retour au passé a été largement exploité par les écrivains, un auteur tel que Clara Ng dans « Comètes » a pu nous offrir une existence alternative, comme si elle nous faisait échapper à « l’attraction terrestre ». Cette nouvelle ne se rattache à aucune région du globe, quelle qu’elle soit, mais nous présente une histoire pleine de spéculations, de principes et d’avancées scientifiques. La science-fiction est un genre auquel les écrivains de la génération de la Reformasi de 1998 et de la génération postérieure ont accordé une grande importance.
Par ailleurs, la poésie indonésienne, au long de son histoire qui n’atteint pas cent ans, a d’emblée fait du romantisme et du lyrisme ses principaux modèles. En parcourant l’histoire de la poésie moderne qui commence au début des années 1920, on constate que le romantisme inspiré de la « génération de 1880 » (De Tachtigers) aux Pays-Bas a été la norme essentielle. Mais pour les générations ultérieures, principalement celle de Chairil Anwar autour de l’indépendance de l’Indonésie en 1945 – génération connue sous l’épithète de « Génération 1945 » – le modernisme des États-Unis a fourni de nombreuses ressources.
La poésie indonésienne contemporaine continue à ruser avec les formes employées. Si le genre lyrique, introduit par Amir Hamzah dans les années 1930 et renforcé par Chairil Anwar après l’indépendance, est considéré comme particulièrement bien établi, puisqu’il a suivi des voies qui l’ont encore enrichi, avec Goenawan Mohamad et Sapardi Djoko Damono, dans les années 1960 et par la suite, un effort de rafraîchissement et de renouvellement n’apparaît pourtant pas comme étant chose impossible. La « poésie du mantra » introduite et popularisée par Sutardji Calzoum Bachri à la fin des années 1960 et la poésie mbeling, la poésie « effrontée » de Remy Sylado au début des années 1970, peuvent être considérées comme des stratégies de détournement ou d’établis- sement de la poésie lyrique.
Les poésies de Joko Pinurbo, pleines d’humour mais également d’amertume, constituent un trésor poétique susceptible de donner davantage de souplesse à la poésie lyrique en luttant contre l’esprit de sérieux et la religiosité qui avait été longtemps son apanage. Mais des poèmes expressionnistes aux images superbes, merveilleuses, mais apaisées, continuent de retenir l’attention d’Acep Zamzam Noor et de Warih Wisatsana. Dans ce genre de poésie, l’émotion du poète est la principale chose que nous devons prendre en compte avant d’évaluer ce qu’il nous transmet à travers ses textes. Par ailleurs, M. Aan Mansyur, tout comme Acep Zamzam Noor, militent au nom d’idéaux politiques qui continuent à jouer un rôle important pour les poètes qui ont été témoins du changement menant de l’Ordre nouveau à la Reformasi.
Il y a une autre voie qu’a frayé une poétesse comme Inggit Putria Marga en s’efforçant d’imiter la concentration de l’expression qu’on trouve dans le haïku et la poésie chinoise classique – ces formes de poésie qui ont également inspiré les poèmes imagés d’Ezra Pound aux États-Unis au début du XXe siècle. La concision et la parcimonie de l’expression et la dimension très personnelle des images de ce genre de poèmes les font paraître limpides et percutants au milieu de l’agitation de notre vie quotidienne. Dans le même temps, Hanna Fransisca mobilise un thème plus spécifique, celui des discriminations interminables dont souffrent les Indonésiens d’origine chinoise. Elle adopte, en d’autres termes, une écriture à visée foncièrement politique tout en lui conférant en même temps d’autres nuances, rarement ou peu exprimées jusqu’à nos jours, sauf durant l’âge d’or de la littérature sino-malaise avant la seconde guerre mondiale.
La tension opposant tradition et modernité, qui était le thème essentiel des œuvres de la génération de Balai Pustaka, se trouve à nouveau présente, mais d’une manière différente, sous la plume d’Oka Rusmini dans « Sculpteur d’éternité ». La tradition est devenue contemporaine et le combat à son encontre n’est plus le fait de jeunes gens ayant reçu une éducation néerlandaise, comme dans les œuvres de l’époque de Balai Pustaka, mais de « gens du cru », de « gens du peuple » (orang dalam), écœurés par les distinctions de caste et de statut social.
Les écrivains indonésiens d’aujourd’hui accordent la même importance à la littérature mondiale qu’au trésor des lettres indonésiennes, c’est-à-dire à la littérature nationale. Pour la génération contemporaine, l’accès à la « littérature mondiale » a été largement facilité par internet – une invention technologique récente dont n’avaient pas pu profiter les générations antérieures. Pour ces dernières, l’élargissement du champ de la lecture nécessitait l’existence de bibliothèques, de librairies et de bouquinistes ; ce dernier point est également important pour la génération de Chairil Anwar.
Mais un accès beaucoup plus aisé à des ressources étrangères ne garantit pas à lui seul la qualité des résultats obtenus en littérature. Elle dépend également des dons et des recherches, de la manière dont on choisit ses lectures et les écrivains qu’on prend comme précurseurs. Tandis que le don est toujours l’effet d’une grâce octroyée, les recherches sont liées à la persévérance des écrivains et à l’engagement qu’ils mettent pour les faire servir efficacement à leur processus créatif.
Nous pouvons donc assurer que les écrivains indonésiens édités dans cette revue n’écrivent pas seulement en s’appuyant sur leurs dons, mais en mettant également en œuvre une forme d’« intellectualisme » ou d’« internationalisation ». Nous pouvons facilement trouver des traces des grands écrivains de renommée internationale chez ces écrivains indonésiens. Après avoir assimilé des techniques artisanales (craftsmanship) émanant de divers coins de la planète, ils réinvestissent dans leur écriture des éléments sélectionnés dans le trésor culturel de leurs régions d’origine.
De quel « pays natal » s’agit-il ici en réalité ? Le « pays natal » est un domaine créatif qui ne renvoie pas seulement au trésor des lettres nationales, mais à n’importe quel fonds qu’ils ont déterminé comme base de leur création : un champ de lectures auquel les écrivains se sont familiarisés pour en faire le point de départ de leurs œuvres. Ils ont intentionnellement élu leur « pays natal » et leurs précurseurs pour les inscrire dans l’histoire de leur écriture.
Ce numéro de Jentayu n’est certes pas la première rencontre des lecteurs francophones avec la littérature indonésienne. Mais il offre un choix restreint d’œuvres d’une littérature contemporaine qui continue de se construire. Dans la mesure du possible, ces œuvres ont été sélectionnées en tenant compte de la tension qui oppose classiquement la littérature et le contexte socio-politique, mais également de la manière dont le travail formel renvoie aux engagements respectifs des écrivains.
Puissent nos lecteurs éclairés leur faire le meilleur accueil.

ZEN HAE est l’auteur de l’introduction du hors-série « Indonésie » de Jentayu, traduite de l’indonésien par ÉTIENNE NAVEAU, ainsi que de la nouvelle Croââââââââââ !, traduite par LOUP-HADRIEN GEORGEL.