Hors-séries D'un pays l'autre

Introduction

Thaïlande

DERRIÈRE LA MURAILLE de sa langue, la littérature thaïlandaise est restée ignorée du reste du monde jusqu’à tout récemment, en dépit d’une longue histoire et d’une production plutôt copieuse.
Mahabharata, Bhagavad Gita, Ramayana : les Iliades et Odyssées du monde indien, parfois initiées par un Homère du cru (vous avez dit Vyasa ?) mais besognées ensuite du verbe par beaucoup, sont de tradition orale, ont débordé sur le monde insulindien au gré des guerres et du négoce, et engendré maintes variantes locales, y compris celles dont se sont de tous temps régalés les occupants mi-chinois mi-malais, je veux dire thaïs, de ce coin de la planète qui deviendra au fil des siècles le Siam, rebaptisé Thaïlande en 1949 par un de ces dictateurs militaires que le pays dit « des hommes libres » en quête élusive de démocratie s’inflige tous les vingt ans.
De ces racines ont germé deux tiges au gré de la stratification so- ciale : l’élite royale et aristocratique a excrété comme l’huître sa perle une littérature de cour qui, par-delà l’usage du haut langage (sabir de pali-sanscrit khmerifié aussi proche du thaï commun que le bas latin l’est du français), s’est structurée en une grande variété de formes poétiques aux règles si contraignantes que nos sonnets ne sont que roupie de sansonnet en regard – littérature d’agrément où le son prime sur le sens, et le rêve sur la réalité. Quant à la plèbe, la tradition orale s’est incarnée dans des formes d’emprunt, du liké au wayang kulit, du drame musical populaire chinois au théâtre d’ombres malais, véhiculant des valeurs séculaires allant de l’animisme primitif aux recettes et préceptes bouddhiques – littérature de divertissement où la farce prime sur la finesse, et la gaudriole sur la réflexion.
Réécrit (même trame narrative, contexte géographique et culturel transposé), le Ramayana, épopée hindoue, devint l’épopée nationale thaïlandaise, le Ramakien, dans lequel la mythologie hindoue fournit aux légendes thaïes un mythe de création, ainsi que des représentations de divers esprits et croyances complémentaires dérivées de l’animisme local. Ses envolées firent se pâmer la Cour ; ses paillardises, s’esclaffer les manants.
Dans la première moitié du XIXe siècle, le « poète du peuple » Sunthorn Phu [prononcé soune.tonne.pou] mariera les deux traditions : poème épique aux formes élaborées mais aux mots simples quoique tintinnabulants, Phra Aphaï Mani met la fiction du palais à la portée de la plèbe ; ses neuf nirates (récits de voyage) donnent à ce fils du peuple ses lettres de noblesse : impermanence et inconstance féminine et masculine sont les thèmes dominants du Shakespeare siamois. Tout au long de sa vie, au fur et à mesure que s’affermit le pouvoir des Chakris conquis au fil du kriss par le général Taksin dès 1782, l’élite du royaume du Siam s’étoffe, et bientôt, fils de bonnes familles ou boursiers émérites, toute une jeunesse part s’éduquer en Occident, y prend des habitudes et des façons de penser qui, petit à petit, vont bouleverser l’ordre social, tant et si mal qu’en 1932, des thésards formés en France réclament et obtiennent du roi qu’il passe sous les fourches caudines de la Constitution comme tout un chacun. La monarchie constitutionnelle qui s’en est suivie, et qui n’a plus aujourd’hui de constitutionnel, semble-t-il, que le nom, a vu se succéder équipes gloutonnes de gouvernants civils et militaires avec une régularité déconcertante. Mais laissons cela et revenons à nos crayons.
C’est vers la fin du XIXe siècle que débute ce qui deviendra au cours des décennies suivantes un renversement complet des valeurs et des pratiques littéraires dans le pays. Après l’introduction par les missionnaires de l’imprimerie (1835), les premiers périodiques n’ont pas tardé à apparaître, d’abord feuilles officielles ou paroissiales, mais bientôt journaux et revues qui iront se multipliant et deviendront un des frêles moteurs financiers de l’essor de la fiction écrite: c’est d’abord par la publication de leurs œuvres ou la tenue de rubriques dans la presse que bien des nouvellistes survivent ; de même pour les romanciers dont les romans paraissent tronçonnés dans des périodiques plus ou moins durs du boulier. Dans le même temps, les nak-rian nok (étudiants à l’étranger) apprennent à lire pour le plaisir, importent des livres de fiction, et pour finir s’essaient à traduire – quitte à préférer le bestseller au chef d’œuvre homologué. Dès avant la fin du siècle paraissent des nouvelles adaptées ou traduites sans le dire de l’anglais ou du français. La pratique du copiage pur et simple comme de l’inspiration d’emprunt sévira jusqu’à la génération d’écrivains des années 60 : Utsana Phleungtham traduit (fort bien) une nouvelle américaine se passant à la gare de New York qu’il rebaptise Hua Lamphong et s’en déclare l’auteur ; Kukrit Pramoj trouve ses intrigues romanesques en Chine, chez Don Camillo, sous le pont de San Luis Rey, etc.
La nouvelle dans les années 1870 et le roman dans le premier quart du 20e siècle sont passés par le même processus de traduction, d’adaptation et finalement de création. Une revue de fictions européennes en traduction, Lak Witaya (Pique-Savoir, en traduction libre), joua un rôle décisif dans cette évolution. C’est d’ailleurs dans ses pages que fut publié, au tournant du siècle, le premier roman traduit de l’anglais, The Vendetta de Marie Corelli. Il faudra attendre trois décennies pour que paraisse le premier roman de valeur authentiquement thaï, Lakone Heng Tchîwit (Le cirque de la vie) d’Arkartdamkeung Rapheephat – parmi une foison de romans à l’eau de rose, de cape et d’épieu, de polars, d’humour gros grain… à mesure que ces genres sont traduits et imités.
Dans le même temps naît une génération d’écrivains dont la pro- duction dominera la scène littéraire jusque dans les années 60, en dépit des périodes de disette littéraire correspondant aux années de dictature militaire : Dokmaï Sot (doyenne des romancières du cœur), le diplomate Seni Saowapong, le politicien Kukrit Pramoj, les journalistes Siboorapha et Malaï Choophinit, ce dernier également nouvelliste de premier plan, l’égal d’un Manat Chan-yong ou d’un Maï Meuang Deum.
Et dans le même temps paraissent les derniers joyaux de la tradition poétique royale. Les poèmes sous toutes leurs formes contraignantes vont continuer d’être écrits, et les praticiens les plus appréciés en seront Angkarn Kalayanapong (1926-2012), Naowarat Pongpaiboon (né en 1940), Chiranan Pitpreecha (née en 1955), Saksiri Meesomsueb (né en 1957) et Paiwarin Khao-Ngam (né en 1961). Mais, comme en témoignent le couronnement de Zakariya Amataya (né en 1975) par le jury du SEA Write Award en 2010 et la présente sélection de poèmes, c’est désormais le vers libre qui, comme on dit en anglais, règne sur le perchoir. Sauf que la poésie n’est plus monnaie courante comme elle l’était au quotidien il y a encore vingt ans.
Si le lecteur thaï s’est ouvert aux fictions étrangères, occidentales en particulier mais aussi chinoises, dès la seconde moitié du XIXe siècle, la connaissance de la littérature thaïlandaise par le reste du monde a tardé à venir. En 1967, le Landernau des lettres thaïes exulta avec la traduction par PEN International de cinq nouvelles d’auteurs thaïs. Grande première ! C’était il y a tout juste cinquante ans.
Depuis, le corpus d’œuvres thaïes traduites en anglais, en français et en d’autres langues européennes a grandi, certes, mais sans jamais atteindre la masse critique de la littérature sud-américaine ou japonaise ou même chinoise1 : faute de traducteurs, et faute de trouver un marché – ou, dans mon cas naguère, un mentor –, la traduction du thaï ne paie pas et reste a labour of love. Les rares amateurs qui s’y risquent ne peuvent y consacrer que leur temps de loisir. Ce sont souvent des enseignants, rarement des stylistes. Le choix d’œuvres de valeur, poèmes, nouvelles ou romans, reste limité : sur une production moyenne de, disons, moins de deux cents volumes par an (à en juger par la liste des candidats au SEA Write Award courant sur trois ans pour chacun des genres littéraires, roman, nouvelle et poésie), une poignée seulement glanent un prix, et pas toujours pour des raisons strictement littéraires.
C’est que le marché domestique est étroit : alors qu’un roman sud-coréen ou japonais même difficile peut se vendre dans l’année à des centaines de milliers d’exemplaires, les chefs-d’œuvre romanesques thaïlandais se vendent dix fois moins sur vingt ou quarante ans à force de rééditions. Ce n’est plus affaire de lecteurs, mais de collectionneurs (les couvertures changent, sinon les coquilles). De fait, le Thaï lit peu (six lignes par tête et par an, nourrissons compris, nous dit sans sourciller la statistique inutile). Le climat tropical ne se prête pas à la lecture, activité non ludique faite de solitude et de silence – tout ce qui est contraire à un peuple grégaire, joueur et tapageur, dont les passe-temps modernes, Facebook ou Twitter, ne supportent pas les longueurs.
Et pourtant…
Pourtant, la scène littéraire a produit quelques chefs-d’œuvre romanesques sur moins d’un siècle2 et reste très active, tenue aujourd’hui encore par quelques milliers peut-être de passionnés, qui lisent, qui écrivent, qui traduisent, qui colloquent et s’encensent et se jalousent allègrement. De nouveaux talents ne cessent de s’affirmer, que telle ou telle revue de lancement de nouvelles existe encore ou pas, qu’ils soient ou non primés ou subventionnés, qu’il leur faille ou non dix ans de gêne pour réunir en un volume leurs écrits. Le nombre croissant d’étudiants formés en Europe, en Amérique ou en Australie se traduit marginalement par un nombre croissant de traducteurs thaïs qui s’emploient, comme leurs aînés et parfois avec des moyens dérisoires, à mettre à la portée de leurs concitoyens le meilleur de la fiction mondiale : la traduction de Proust est, paraît-il, en chantier ! Le tour de Finnegan’s Wake ne saurait tarder… Pour les écrivains en herbe, les meilleurs auteurs du monde, et des plus récents, sont désormais disponibles en thaï. Les techniques narratives s’en sont enrichies. Le style ampoulé ou verbeux des aînés bat en retraite au profit de la rigueur et de la concision, voire de ce que des lecteurs thaïlandais d’un certain âge perçoivent comme de la sécheresse – le reproche souvent adressé au plus inventif des écrivains contemporains, Win Lyovarin, dont « Incendies (Revu et corrigé) », traduit ici, donne un modeste aperçu du brio.
Les douze nouvelles et sept poèmes de cette anthologie font la part belle à la jeune génération et aux écrivains femmes, ainsi qu’aux deux incontournables des lettres thaïlandaises de ces trente dernières années : le styliste Saneh Sangsuk et le romancier Chart Korbjitti. Tous les textes datent de moins de vingt ans – deux nouvelles de 1999, les autres sur le versant présent du siècle. Le choix des textes n’a été guidé que par un sou- ci de qualité et de diversité. Si le critère de parité homme-femme n’avait pas été retenu, un meilleur reflet de la chose écrite thaïe aurait intégré au moins le nouvelliste Paitoon Tanya (né en 1956) et le poète Rewat Panpipat (né en 1966), parmi bien d’autres auteurs émérites. Notons aussi que beaucoup des plumes retenues ici pour une nouvelle ou un poème sont en fait polyvalentes. En règle générale, c’est d’abord par la poésie et la fiction courte que les écrivains thaïs se forment avant de se risquer ou non dans le long terme du roman, de la pièce de théâtre ou du scénario de film. C’est le cas d’auteurs polyvalents, ici simples poètes, tels que Siriworn Kaewkan (« Enfants d’Asie du Sud-Est ») ou Jadet Kamjorndet (« Les sœurs cadettes ») ou encore du nouvelliste Prabda Yoon.
Si disparates soient-ils, les textes retenus ont néanmoins parfois des traits communs. Un des plus évidents est l’usage actuel de l’internet, ce terrain de jeu moderne qui a détourné tant de lecteurs de la lecture : les auteurs les plus avisés puisent dans le net tout ce qu’il leur faut pour insuffler de la vie à leur prose, de l’espace à leurs intrigues. Du village provincial, le chroniqueur thaï passe à présent souvent au village planétaire.
Dans la présente sélection, l’exemple le plus net est « Fresh Kills » de Kanthorn Aksornam, qui se situe dans le monde exclusif de la toile et se gausse de l’ex-président Bush, réellement mordu à l’oreille par un babouin, et de l’ex-premier ministre Thaksin Shinawatra, dont je ne jurerais pas qu’il n’a pas perdu son bridge sous la douche comme elle dit (l’auteur ne donne pas leur nom, par habitude du sous-entendu éclairant qui évite les poursuites judiciaires et autres désagréments). C’est aussi le cas de deux des poèmes présentés : le rapide tour d’horizon planétaire de « Par-delà l’enclos de notre maison » de Rossanee Nurfarida, et la fringale de conflits du dictateur militaire anonyme évoquée dans « Restaurant » de Prat Andaman. L’internet (son usage, les manipulations qu’il implique, les insanités qu’il autorise voire encourage) fait aussi partie de la trame de la fresque polyphonique d’ « Un autre jour de bonheur façon 1984 » de Wiwat Lertwiwatwongsa – une fresque qui, par le biais d’une demi-douzaine de personnages, traite notamment de l’engagement politique individuel d’une façon sans précédent permet- tant de mieux comprendre la dynamique de la protestation politique à la thaïe, les récents affrontements entre meutes de Chemises jaunes et rouges et le climat de peur qui règne au « pays du sourire » depuis la nouvelle usurpation du pouvoir par les militaires voici trois ans et la perte d’un roi adulé.
Un autre trait commun à plusieurs des nouvelles sélectionnées est le maniement de l’ironie, de l’humour et de la satire : même convenu, le sourire fait passer la pilule. Rien de plus audacieux à cet égard qu’« Octobre » de Chart Korbjitti, qui ose aligner les noms des responsables militaires et policiers de la sinistre ratonnade du 6 octobre 1976 au cœur de Bangkok à la faveur de l’histoire loufoque du pseudo militant héroïque qui trompe sa femme dans tous les sens du terme. Le trait est tout aussi appuyé, mais dans un autre registre, dans « Les faibles » de Chanwalee Srisukho, qui choisit le simple bobo au doigt de la doctoresse pour amener la réalité horrifique de la glaneuse et de sa fille violée et mutilée par son père. Ces deux nouvelles sont typiques d’une façon d’écrire qui, en peu de mots, suscite de puissantes vagues émotives. Ironie bon enfant encore avec « Un couple qui tient la route » de Sila Komchai, qui transforme adroitement un constat de la misère urbaine de la classe moyenne (encombrements de la circulation, travail harassant, abrutissant et fallacieux, déshérence sexuelle prématurée) et ses parades plus ou moins inadéquates en une occasion de réjouissances et de retour à ces notions de convivialité, d’entraide et de générosité qui font (ou plutôt faisaient) le prix de la vie quotidienne à la thaïe, amen.
Ces mêmes valeurs, on les retrouve en province dans « Camionnette à la demande » de Darunee Dechanusorn, où la critique amusée des villageoises en chaleur de shopping en ville, convoitant le dernier cri électronique, tandis que leurs époux bâfrent « du vomi de chien » par acquis d’inconscience, débouche sur le soulagement d’un retour à l’entraide paysanne qui remet l’aiguille morale à zéro.
Ironie encore, allant de l’autodérision à l’absurde de situation, pour le protagoniste rêveur mal inspiré et mal barré d’« Un poème doit être, non dire » de Saneh Sangsuk, dont la prose brillante se lit en apnée. La violence barbare prend le dessus sur le raffinement de la pensée et, chose inusitée, l’emporte.
L’ironie n’est pas de mise, en revanche, pour « La petite sœur » de Notthee Sasiwimon, dont il faut noter que, si le narrateur est un homme, le frère de cette petite sœur disparue, l’auteur est une femme. Femme encore Uruda Covin, dont l’autobiographique « Toujours là » est tout aussi revendicatif de liberté et d’individualisme épanoui que la narratrice mal affranchie de « Seule au monde » de Prathana Rattana, l’une s’affirmant femme et veuve heureuse sinon tout à fait joyeuse faisant fi de la jalousie des amis de son mari défunt, l’autre cherchant vainement à s’affranchir de la tutelle étouffante d’une mère aimante victime des conventions : ainsi percent les voix singulières. Les dons d’écriture cursive, allusive, de l’une et de l’autre auteurs ajoutent du charme à leurs plaidoyers. Nous sommes bien loin de l’échafaudage faraud de Prabda Yoon dans « Marout face à la mer » qui, comme c’est à la mode depuis déjà trop longtemps, donne crédit littéraire au décorticage universitaire de l’acte d’écrire, de la façon de trousser des histoires, mettant en scène auteur et personnages par une opération du Saint-Esprit, une façon bien dans l’air du temps de paraître profond et de brouiller les cartes de la morale, au profit de cinquante nuances de gris qui servent d’excuses à toutes les médiocrités et font vendre. Vive « l’asservissement au langage » ! (Comprenne qui lira.)

MARCEL BARANG est l’auteur de l’introduction du hors-série « Thaïlande » de Jentayu.

1. Seuls une soixantaine de romans ont jamais été traduits en anglais (et une douzaine en français), dont plus de la moitié par moi-même en vingt ans. Depuis les cinq sélectionnées pour l’anthologie de PEN International, tout au plus deux cents nouvelles sont disponibles en anglais, la plupart sur mes blogs et thaifiction.com.

2. S’il ne faut puiser que parmi les œuvres traduites en français, l’œuvre de Saneh Sangsuk et celle de Chart Korbjitti publiées au Seuil s’imposent, ainsi que L’Empailleur de rêves de Nikom Rayawa (Éditions de l’Aube). Versant anglais, voir en particulier ma sélection des vingt meilleurs romans de Thaïlande (thaifiction.com ou 7switch.com).